Femmes et Révolution

De Berlin-Est à Tachkent

La contre-révolution capitaliste s'abat sur les femmes

Reproduit du Bolchévik n° 126 (janvier-février 1994) et n° 127 (mars-avril 1994)

Dans notre perspective de gagner les travailleuses au parti révolutionnaire d'avant-garde et au combat pour le socialisme, nous nous situons dans la tradition de l'Internationale communiste de Lénine qui créa une section spécifique pour le travail auprès des femmes et qui publia non seulement un journal international s'adressant aux femmes mais aussi plusieurs journaux similaires dans le cadre national. Aujourd'hui, Women and Revolution, organe de la commission du comité central de la Spartacist League/US pour le travail auprès des femmes, est aussi une revue de l'ensemble de la Ligue communiste internationale, qui publie des articles de toutes ses sections nationales. En perspective d'un développement, même modeste, de notre publication femmes et vu l'importance politique du combat pour la libération des femmes, nous commençons aujourd'hui à publier des articles dans le Bolchévik et sous l'entête Femmes et Révolution, en reproduisant ci-dessous un article paru dans Women and Revolution n° 42 (printemps-été 1993).

Rien ne démontre plus clairement la nature réactionnaire des contre-révolutions capitalistes qui ont déferlé sur l'Europe de l'Est et l'ex-Union soviétique que la dégradation de la condition des femmes. Les nationalistes de droite au pouvoir aujourd'hui considèrent le travail des femmes comme un complot communiste visant à saper la famille traditionnelle et pensent que leur place est à la maison, pour élever des enfants.

La détérioration de la condition des femmes qui accompagne le « nouvel ordre mondial » en Europe de l'Est est tellement frappante qu'elle est reconnue même par la « grande » presse bourgeoise. « Il est clair, écrit Der Spiegel, le magazine libéral de Hambourg, que l'importation du capitalisme dans l'ancienne Allemagne de l'Est frappe les femmes plus durement que les hommes ». « La Pologne : un endroit où il ne fait pas bon être une femme », plaisantent les conservateurs pleins de morgue de l'Economist de Londres. « Trois ans après le triomphe du mouvement de Solidarité, écrit un reporter du New York Times, les Polonais s'entraident à nouveau pour contourner les autorités [...]. L'objectif est maintenant d'échapper aux nouvelles restrictions à l'avortement imposées par l'association des médecins et le ministère de la Santé. » Bien sûr, ces organes de Wall Street, de Francfort et de la City de Londres avaient vigoureusement soutenu l'annexion de la République démocratique allemande (RDA) par l'impérialisme ouest-allemand, et ils avaient bruyamment pris fait et cause pour les cléricaux-nationalistes de Solidarnosc en Pologne.

On peut en dire autant des féministes et de la soi-disant gauche qui, en Occident, proclament leur attachement à la cause de la libération des femmes. Le journal libéral de gauche américain The Progressive (février 1991) a publié un article de l'écrivassière féministe Peggy Simpson intitulé « Pas de libération pour les femmes – l'Europe de l'Est revient en arrière ». Mais cet article, comme beaucoup d'autres productions similaires de la presse féministe occidentale, ne voit aucun lien entre la contre-révolution capitaliste et le retour en arrière pour les femmes. Au lieu d'attaquer les nouveaux régimes anticommunistes parce qu'ils oppriment les femmes, Simpson reproche aux bureaucraties staliniennes disparues d'avoir interdit l'apparition d'un féminisme à l'américaine : « Les femmes d'Europe de l'Est, que ce soit au sommet de la hiérarchie gouvernementale ou dans les usines, ne savent rien du partage des tâches domestiques à l'Ouest. Elles sont passées à côté de tout l'élément de conscientisation du mouvement politique des femmes. »

Comme si la « conscientisation » était une solution au chômage massif, à l'élimination des crèches et à la mise hors la loi de l'avortement ! Ce texte d'une rare fatuité, tellement typique de la pensée féministe occidentale, pointe un doigt accusateur sur les femmes qui sont les victimes de la contre-révolution capitaliste en Europe de l'Est. Un argument parallèle est développé par les économistes bourgeois occidentaux qui expliquent le chômage massif dans les nouvelles économies de « libre marché » en Europe de l'Est sur la base que les ouvriers étaient devenus paresseux et inefficaces parce qu'ils avaient la sécurité de l'emploi.

La revue social-démocrate de gauche Against the Current (qui pendant des années n'avait pas de mots assez durs pour dénoncer dans l'Union soviétique une société d'exploitation de classe et un Etat impérialiste) a maintenant découvert que les femmes vivaient mieux dans l'économie planifiée et collectivisée. Le numéro de juillet-août 1992 de cette publication a reproduit un article de la sociologue moscovite Anastasia Posadskaïa qui note : « Si la détérioration de la condition des femmes [en Russie] a été prédite par quelques chercheurs d'orientation féministe, son ampleur réelle pendant les débuts du processus de transition vers le marché apparaît comme sans précédent. »

Cette pseudo-gauche – qui appelle de ses voeux un mouvement socialiste qui, entre autres choses, serait « féministe » – a soutenu les forces mêmes qui ont conduit à cette détérioration sans précédent de la condition des femmes dans l'ex-Union soviétique et dans toute l'Europe de l'Est. Against the Current avait rejoint la Maison Blanche de Reagan-Bush (ainsi que le pape Jean-Paul Wojtyla et l'ayatollah Khomeiny) pour se faire le champion de Solidarnosc en Pologne et des moudjahidins islamistes qui combattaient l'armée soviétique en Afghanistan. Au nom de la « démocratie » et de l'antisoviétisme, ces gens ont soutenu la réunification capitaliste de l'Allemagne et la prise du pouvoir de Boris Eltsine à Moscou en août 1991.

L'Afghanistan, la Pologne et la seconde guerre froide

La cause fondamentale de la contre-révolution capitaliste est l'effet cumulé de la pression militaire, économique et politique exercée par l'impérialisme mondial sur les Etats ouvriers à régime bureaucratique du bloc soviétique. Cette pression s'était considérablement intensifiée quand Jimmy Carter et Ronald Reagan, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, avaient déclenché la seconde guerre froide. Les principaux champs de bataille furent initialement l'Afghanistan et la Pologne où, dans les deux cas, l'offensive anticommuniste était directement liée à l'oppression des femmes.

Les nationalistes modernisateurs afghans pro-Moscou qui avaient pris le pouvoir à Kaboul en 1978 avaient cherché à émanciper partiellement les femmes de leur esclavage dans une société islamique traditionnelle, esclavage qui était symbolisé par le tchador, le voile descendant de la tête aux pieds. Ils réduisirent le prix de l'épousée à un montant symbolique et ouvrirent des écoles pour apprendre aux petites filles à lire et écrire. Ces mesures mirent en fureur les chefs tribaux et les mollahs qui, soutenus par Washington, l'Iran de Khomeiny et le Pakistan du général Zia, déclenchèrent une djihad contre les « communistes athées » de Kaboul.

Fin 1979, Moscou intervint militairement pour empêcher que son Etat client nationaliste de gauche en Afghanistan, qui partageait une longue frontière avec l'URSS, ne tombe sous les coups de réactionnaires islamistes armés et organisés par l'impérialisme US. La tendance spartaciste internationale (aujourd'hui Ligue communiste internationale) proclama : Salut à l'Armée rouge en Afghanistan ! Etendez les acquis sociaux de la révolution d'Octobre aux peuples afghans ! par contre, pratiquement toute la gauche internationale se rangea derrière Reagan, Thatcher et Mitterrand en dénonçant l'« expansionnisme » soviétique et en appelant au retrait des forces soviétiques.

Loin de chercher à annexer l'Afghanistan, l'oligarchie du Kremlin mena cette guerre à contre-coeur. Brejnev et ses successeurs utilisaient la perspective d'un retrait d'Afghanistan comme une monnaie d'échange dans les négociations avec les puissances de l'OTAN. Dans le cadre de la politique, menée par Gorbatchev, de conciliationnisme global envers l'impérialisme occidental, les forces soviétiques furent retirées unilatéralement début 1989. Ce retrait précéda de peu la désintégration du pouvoir soviétique en Europe de l'Est, à commencer par la Pologne.

La puissance de l'Eglise catholique rendait la Pologne particulièrement vulnérable à une contre-révolution venant de l'intérieur. L'élection sans précédent, en 1978, d'un pape polonais – ancien archevêque de Cracovie – constituait un élément clé de la campagne des « droits de l'Homme » engagée par le président américain Jimmy Carter pour subvertir le bloc soviétique. Au même moment, le régime stalinien de Gierek était si désespéré de préserver la paix sociale qu'il emprunta massivement auprès des banques occidentales pour maintenir le niveau de consommation et le plein emploi.

Tout était ainsi en place pour l'ascension de Solidarnosc. Quand, sous la pression de Wall Street et de Francfort, le régime Gierek annonça, dans l'été 1980, un programme d'austérité modérée, les ouvriers polonais entrèrent en action sous l'égide de l'aigle et de la croix. Le prolétariat polonais, traditionnellement laïc et socialiste, cherchait maintenant son salut du côté du Vatican et de la Maison Blanche. A l'automne de 1981, Walesa et Cie s'apprêtaient à s'emparer du pouvoir politique pour le compte de l'impérialisme occidental. Nous appelâmes alors à stopper la contre-révolution de Solidarnosc.

En décembre 1981, le coup de force du général Jaruzelski, fermement soutenu par Brejnev, empêcha pour un temps la contre-révolution de triompher en Pologne. La Maison Blanche de Reagan-Bush (assistée en particulier par l'AFL-CIO et par les syndicats sociaux-démocrates allemands) assura la survie de Solidarnosc à coups de subventions secrètes généreuses, tandis que les libéraux et la gauche, la voix tremblant d'émotion, chantaient les louanges de ce « syndicat libre » au compte de la CIA et des banquiers occidentaux. Ces mêmes féministes radicales et ces soi-disant socialistes qui aux Etats-Unis, en Allemagne de l'Ouest ou en France manifestaient contre l'opposition de la hiérarchie catholique à l'avortement appelaient aussi à la « solidarité avec Solidarnosc », autrement dit à une dictature papale en Pologne.

Aujourd'hui, il est clair pour le monde entier que les dirigeants cléricaux-nationalistes de Solidarnosc sont des ennemis des droits démocratiques des femmes. Récemment, un groupe de militantes polonaises a publié une déclaration pour dénoncer le fait que « la démocratie polonaise est une démocratie masculine » (Women's Studies International Forum, vol. 15, n° 1, 1992). En tant que marxistes, nous avions compris la véritable nature de la clique de Solidarnosc bien avant qu'elle prenne le pouvoir. Immédiatement après le coup de force de Jaruzelski, nous écrivions dans un article intitulé « Solidarnosc : un monde d'hommes » : « Walesa s'affiche volontiers avec un badge de la Vierge, symbole des liens étroits qu'entretient Solidarnosc avec l'Eglise catholique. Le rôle historique joué par cette institution pour maintenir les femmes sous l'emprise de la famille, la campagne agressive du pape Wojtyla contre l'avortement, les positions fortement pro-famille de Solidarnosc – ces forces peuvent-elles être les libératrices des femmes polonaises ? Jamais ! » (Women and Revolution n° 24, printemps 1982).

La mise en échec de la tentative de prise du pouvoir par Solidarnosc en 1981 ne pouvait pas éliminer la menace d'une contre-révolution menée par les forces clérical-nationalistes en Pologne. Pour briser l'étau des banquiers occidentaux sur l'économie polonaise, il était nécessaire de refuser de payer la dette. Pour être efficace, un tel refus de la part de la Pologne de payer aurait demandé l'étroite collaboration économique du bloc soviétique tout entier et d'en appeler à la classe ouvrière à l'Ouest pour contrer les inévitables représailles capitalistes. Organiquement incapable d'un tel programme internationaliste, la bureaucratie stalinienne de Varsovie accentua encore le marasme de l'économie polonaise en accédant aux exigences des requins de la finance de Wall Street et de Francfort. En 1988-89, un nouveau programme d'austérité provoqua une nouvelle vague d'agitation ouvrière. Sans aucun point d'appui dans la société polonaise, démoralisé et acculé dans une impasse, le régime Jaruzelski, avec l'approbation de Gorbatchev, céda le pouvoir à Walesa et Cie pendant l'été 1989. Moins d'un an plus tard, avec l'absorption de la RDA dans un IVème Reich impérialiste allemand, l'Europe de l'Est tout entière avait basculé dans la contre-révolution capitaliste.

L'égalité des sexes et la RDA

La condition des femmes en Allemagne de l'Est était à un certain nombre d'égards importants la plus avancée du monde. Non seulement plus de 90 % des femmes en âge de travailler participaient à la production sociale, mais beaucoup d'entre elles occupaient des emplois dont les hommes ont le monopole dans l'Occident capitaliste. En même temps, les mères qui travaillaient bénéficiaient de programmes sociaux exceptionnels, comme l'« année enfant » (un congé de maternité étendu et rémunéré). Certaines féministes et certains sociaux-démocrates ouest-allemands invoquaient l'exemple de la RDA – le droit à l'avortement, les crèches et les congés généreux afin de s'occuper des enfants tombés malades – pour réclamer des mesures similaires en RFA, un pays capitaliste beaucoup plus prospère.

Les mesures économiques et sociales dont bénéficiaient les femmes en RDA allaient de pair avec une opinion publique bien plus favorable qu'ailleurs à l'égalité des sexes. En 1991, plusieurs mois après la réunification allemande, le Times Mirror Center de Washington fit réaliser une enquête d'opinion détaillée dans 13 pays européens, à l'Est et à l'Ouest. Seuls 18 % des Allemands de l'Est interrogés préféraient un mariage où la femme reste à la maison et s'occupe des enfants, contre 41 % en Allemagne de l'Ouest, 48 % en Russie et 56 % en Pologne.

Pourquoi cette opinion beaucoup plus nettement favorable à l'égalité des sexes en RDA que dans le reste de l'Europe de l'Est ayant connu des régimes staliniens ? Dans cette région, le statut des femmes était inversement proportionnel à la force du nationalisme au sein de la bureaucratie et dans la société tout entière. Il est significatif que le seul pays d'Europe de l'Est où l'avortement était mis hors la loi ait été la Roumanie de Ceaucescu, cette sinistre caricature de despotisme national-stalinien. Les orphelinats roumains étaient remplis d'enfants non désirés que leur famille n'avait pas les moyens d'élever. Pourtant, pendant deux décennies, le mégalomane sanguinaire qu'était Ceaucescu fut le dirigeant stalinien favori de Washington, loué et récompensé pour son « indépendance » à l'égard de Moscou. George Bush disait du conducator de Roumanie qu'il était « un des rares bons communistes d'Europe ».

Pour Washington et davantage encore pour Bonn, les dirigeants est-allemands Walter Ulbricht et Erich Honecker étaient parmi les pires communistes d'Europe, parce que l'Etat qu'ils dirigeaient constituait la première ligne de défense militaire et politique soviétique sur le continent. L'Allemagne de l'Est était confrontée à un puissant Etat impérialiste qui, au nom du nationalisme allemand, déniait à la RDA tout droit à l'existence. A un degré significativement plus élevé que leurs alters egos staliniens en Europe de l'Est et en URSS, les régimes d'Ulbricht et de Honecker cherchaient à asseoir leur légitimité en insistant sur le caractère et les réalisations « socialistes » de la RDA, et en particulier son engagement en faveur de l'égalité des femmes. Par exemple, on honorait la mémoire de la juive polonaise Rosa Luxemburg, comptée au nombre des précurseurs de la RDA.

La condition favorable qui était celle des femmes en RDA n'était pas simplement un résultat de sa concurrence politico-idéologique avec l'Allemagne de l'Ouest bourgeoise. Elle exprimait aussi la différence fondamentale entre une économie collectivisée, même avec une mauvaise gestion bureaucratique, et une économie capitaliste. Etant donné les différences d'éducation entre les sexes dans la société bourgeoise, il est en général plus coûteux de former des femmes que des hommes pour occuper des emplois industriels qualifiés. En outre, les femmes sont davantage susceptibles d'arrêter de travailler pour élever une famille. De ce fait, une entreprise capitaliste typique trouve plus rentable d'embaucher des hommes, à moins que des femmes puissent faire le même travail pour des salaires substantiellement inférieurs.

L'objectif primordial d'une économie collectivisée est de maximiser la production totale (et non la rentabilité d'une entreprise prise isolément) ; c'est pourquoi à la fois les hommes et les femmes y ont des emplois. En outre, la RDA souffrait depuis sa création, à la fin des années 1940, d'une pénurie de main-d'oeuvre, car contrairement à la Russie soviétique ou à la Pologne, elle ne disposait pas d'une importante population paysanne excédentaire. Dans les années 1950, cette pénurie de main-d'oeuvre fut considérablement aggravée par une forte émigration vers une Allemagne de l'Ouest plus prospère, émigration qui touchait particulièrement les ouvriers qualifiés de sexe masculin. La construction du Mur de Berlin, en 1961, était une mesure bureaucratique défensive pour stopper cette hémorragie de main-d'oeuvre qualifiée.

Ainsi, la RDA avait-elle un intérêt économique vital à maximiser le nombre des femmes engagées dans la production sociale et leurs capacités individuelles. Au milieu des années 1970, par exemple, 75 % des apprentis pour des emplois qualifiés dans l'industrie chimique étaient des femmes, à comparer aux 20 % d'Allemagne de l'Ouest. 35 % des apprentis bouchers étaient des femmes, alors que cette profession était strictement masculine à l'ouest de l'Elbe.

Il est cependant un domaine significatif où la politique gouvernementale envers les femmes en RDA fut pendant de nombreuses années plus réactionnaire que dans les autres grands pays du bloc soviétique. Une loi de 1950 autorisait l'avortement uniquement pour raisons médicales, éthiques (par exemple en cas de viol) ou sociales, par exemple pour des familles nombreuses qui ne pouvaient pas se permettre un autre enfant. En Union soviétique, en Pologne et dans d'autres pays d'Europe de l'Est, le droit à l'avortement avait été légalisé au milieu des années 1950, dans la période de libéralisation et d'agitation qui suivit la mort de Staline. Mais le régime de la vieille garde stalinienne autour de Walter Ulbricht continua à s'opposer à l'avortement parce qu'il privait l'« Etat socialiste » de ses futurs citoyens.

Ulbricht fut limogé en 1971 pour s'être opposé aux initiatives de Brejnev visant à la détente avec Washington et Bonn, et il fut remplacé par le numéro deux de longue date du régime, Erich Honecker, qui engagea une libéralisation politique relative. Avec une hypocrisie stalinienne typique, la nouvelle ligne fut présentée comme une expression d'un principe démocratique fondamental (en l'occurrence, c'était bien le cas) : « L'égalité des femmes [...] exige qu'une femme ait le droit de décider pour elle-même de sa grossesse et de si elle veut ou non la mener à terme et mettre au monde l'enfant. »

Mais la RDA était loin d'avoir réalisé l'égalité pleine et entière des sexes, même au niveau économique de base. En 1988, le revenu net mensuel moyen pour les femmes travaillant à plein temps représentait 76 % de celui de leurs collègues hommes (mieux cependant que le chiffre correspondant pour l'Allemagne de l'Ouest, 66 %). Plus fondamentalement, les femmes en RDA et dans tout le bloc soviétique se plaignaient amèrement de leur « double charge de travail » ou « deuxième journée de travail ». Après le travail, leurs maris attendaient d'elles qu'elles s'occupent des tâches ménagères et des enfants. Cette charge de travail était aggravée par le manque de logements et la pénurie de nombreux biens de consommation, avec comme conséquence de longues files d'attente devant les magasins.

En Allemagne de l'Est, la charge de travail supportée par les femmes n'était peut-être pas exactement double, car un certain nombre d'hommes pensaient que l'égalitarisme socialiste s'appliquait aussi dans la vie familiale. Dans le climat intellectuel quelque peu plus ouvert de la fin des années 1980, Irene Dölling, de l'université Humboldt à Berlin-Est, s'était livrée à une critique stalinienne libérale/féministe de la vie de famille en RDA : « Les femmes continuent à faire entre les deux tiers et les trois quarts des tâches ménagères, et elles sont responsables de la plus grande partie des soins et de l'éducation des enfants. On peut effectivement discerner des changements dans la division des fonctions au sein de la famille [...]. Mais ceux-ci ne sont pas encore devenus des tendances dominantes » (cité dans Marilyn Rueschemeyer et Christiane Lemke, The Quality of Life in the German Democratic Republic [1989]). C'est précisément ce à quoi un marxiste doit s'attendre aussi longtemps que la famille demeure l'institution de base pour la socialisation des enfants. C'est seulement quand la famille sera progressivement remplacée par des formes collectives d'éducation des enfants que la division immémoriale du travail entre hommes et femmes, avec ses effets psychologiques inévitables, sera surmontée. Mais ceci demandera des générations d'une société socialiste mondiale immensément plus productive économiquement que le pays capitaliste le plus avancé d'aujourd'hui.

C'était de l'utopisme stalinien libéral que de croire qu'une égalité communiste complète entre les sexes pouvait être réalisée dans l'Etat qui se trouvait aux premières lignes de la guerre froide, sous une pression implacable de l'impérialisme mondial. En 1989, cette pression finit par faire craquer la caste bureaucratique soviétique, et la RDA fut confrontée à une alternative historique qui déciderait de son destin : ou la classe ouvrière s'emparerait du pouvoir politique, avec la perspective d'une Allemagne socialiste unifiée, ou la RDA serait absorbée dans un IVème Reich impérialiste, avec des conséquences dévastatrices pour la classe ouvrière et en particulier pour les femmes.

La dégradation de la condition des femmes est-allemandes dans le IVème Reich

A ce moment critique de l'histoire contemporaine, la Ligue communiste internationale a mobilisé la totalité de ses ressources afin d'intervenir dans la bataille politique pour l'Allemagne de l'Est. Notre propagande et notre agitation pour un gouvernement basé sur des conseils ouvriers (soviets), tremplin vers un Etat prolétarien allemand unifié dans le cadre des Etats-Unis socialistes d'Europe, a trouvé un écho favorable parmi les ouvriers et intellectuels socialistes, ainsi que parmi les soldats et officiers de l'armée est-allemande. Ces efforts ont abouti à la manifestation antifasciste qui a réuni 250 000 personnes à Treptower Park (Berlin-Est) au début de janvier 1990 et qui, pour la première fois, a montré la possibilité d'une résistance ouvrière organisée à la réunification capitaliste.

Le régime stalinien libéral intérimaire de Gregor Gysi et Hans Modrow – redoutant une poussée ouvrière à gauche venant de la base et soumis à une énorme pression de la part de l'impérialisme ouest-allemand et de ses sbires sociaux-démocrates – prit rapidement l'initiative de se concilier les forces de la contre-révolution. Fin janvier, Gorbatchev annonça que l'Union soviétique accepterait la dissolution de la RDA dans une Allemagne capitaliste unifiée, une position approuvée par Modrow, le premier ministre de la RDA. Ces annonces choquèrent et démoralisèrent les ouvriers et les intellectuels qui voulaient et espéraient une société socialiste régénérée.

Simultanément, les masses est-allemandes subissaient le tir de barrage d'une campagne de « grand mensonge », venant des chrétiens-démocrates au pouvoir en Allemagne de l'Ouest et des sociaux-démocrates dans l'opposition, comme quoi la réunification amènerait une prospérité instantanée. A Bonn, le chancelier Helmut Kohl promettait que l'Allemagne de l'Est atteindrait le niveau de vie occidental en cinq ans. Un sentiment que l'Anschluss [annexion] capitaliste était inévitable, combiné à des illusions dans les largesses économiques ouest-allemandes, aboutit à une victoire décisive des chrétiens-démocrates dans les élections est-allemandes du 18 mars 1990 qui sonnèrent le glas de la RDA.

Peu de temps après, nous lancions une mise en garde : « [...] sans une lutte de classe contre la privatisation de la production et le démantèlement des programmes sociaux, les femmes seront chassées du monde du travail à mesure que le chômage et les mesures d'austérité sociale s'aggraveront dans la course aux profits capitalistes » (« Defend the Gains of East German Women ! », Women and Revolution n37, printemps 1990). Un an après l'union monétaire de juillet 1990, qui marqua la dissolution de l'économie collectivisée de la RDA dans un Etat capitaliste allemand élargi, près de 5 millions d'ouvriers, sur un total de 9,5 millions, étaient au chômage, travaillaient à « horaires réduits » ou avaient été exclus du marché du travail. Les plus durement touchées ont été les femmes vivant seules avec des enfants et les femmes plus âgées.

Aujourd'hui, les deux tiers des chômeurs officiellement enregistrés sont des femmes. Les emplois à temps partiel, occupés pour une large part par des femmes, ont été parmi les premiers à être supprimés dans le cadre des mesures d'« économies » de la Treuhand, l'organisme ouest-allemand qui a pris en charge les entreprises de l'ex-RDA. Les hommes jetés à la porte des usines ont commencé à entrer en concurrence pour des emplois où les femmes prédominaient, comme dans les banques, les postes ou les transports publics. Alors que les gestionnaires des entreprises de RDA pratiquaient une discrimination en faveur des femmes, en particulier pour les stages de formation, les femmes sont maintenant les victimes d'un machisme non dissimulé.

Les femmes est-allemandes s'étaient habituées à un degré d'indépendance économique et sociale considérable, et c'est cela que les dirigeants bourgeois du IVe Reich ne peuvent supporter. C'est pourquoi le démantèlement de la base industrielle de la RDA est allé de pair avec celui des programmes sociaux qui permettaient aux femmes de participer à la production sociale tout en élevant leurs enfants. La mesure de loin la plus importante pour chasser les femmes du monde du travail et les renvoyer au foyer a été l'élimination des possibilités de faire garder leurs enfants à peu de frais. Une multitude de crèches ont disparu quand la Treuhand a fermé les entreprises qui les finançaient ; d'autres ont été fermées quand les entreprises ont été vendues à des capitalistes ouest-allemands. Les femmes qui perdent leur emploi mais qui ne peuvent trouver un moyen de faire garder leurs enfants pendant la journée n'ont pas droit aux allocations de chômage, car elles sont considérées par leurs nouveaux maîtres capitalistes comme incapables de travailler.

Les femmes est-allemandes sont aussi privées de moyens de contraception. Tout le système de santé est-allemand, basé sur des polycliniques, a été jeté bas. La pilule (qui était gratuite en RDA) est passée à un prix prohibitif pour la plupart des femmes ; la stérilisation devient rapidement la seule méthode contraceptive qui soit (encore) gratuite.

L'avortement est le dernier acquis significatif que les femmes est-allemandes conservent de la RDA. La loi ouest-allemande sur l'avortement était basée sur le tristement célèbre « paragraphe 218 », qui remontait au code pénal du Reich de Bismarck. Les femmes qui avortaient étaient traînées devant la justice pénale, à moins qu'un médecin les ait déclarées en situation de détresse médicale, psychologique ou sociale. Dans une version contemporaine de l'Inquisition, en 1988 un gynécologue de Bavière avait été jugé et condamné pour avoir violé le paragraphe 218. La classe ouvrière ouest-allemande était de longue date hostile aux restrictions légales à l'avortement. Mais les mobilisations de masse contre le paragraphe 218, par exemple au milieu des années 1970, avaient été sabotées par les directions social-démocrates.

L'hostilité à la criminalisation de l'avortement en Allemagne de l'Est était si forte que les chrétiens-démocrates, à l'époque de l'Anschluss, furent contraints de remettre à plus tard un affrontement sur cette question. Au lieu de cela, deux lois sur l'avortement fondamentalement incompatibles devaient coexister pendant deux ans dans les Länder (régions) de l'est et de l'ouest, avant d'être remplacées par une nouvelle loi unique.

Après d'âpres débats et une scission est-ouest au sein des chrétiens-démocrates, un projet de loi a été adopté en juin 1992 par le Bundestag (le Parlement). L'avortement, avec « conseil » obligatoire pour « protéger la vie avant la naissance », ne serait pas illégal pendant les 12 premières semaines de la grossesse. La nouvelle loi serait clairement une défaite pour les femmes de l'ex-RDA ; pour les femmes ouest-allemandes, elle représenterait potentiellement une réforme limitée, puisque le diktat arbitraire d'un médecin serait supprimé. Des politiciens chrétiens-démocrates de droite ont contesté ce projet de loi devant la cour constitutionnelle et, début août 1992, les juges, passant outre la démocratie parlementaire, ont suspendu sa promulgation.

La poursuite de la polémique autour de la nouvelle loi sur l'avortement n'est qu'un symptôme parmi d'autres d'une agitation sociale et politique croissante dans l'Allemagne de l'après-Anschluss. Les ouvrières de l'ancienne RDA, en particulier, constituent un puissant réservoir d'hostilité aux maîtres du IVème Reich. Leurs maris, leurs frères et leurs pères sont aussi victimes d'un chômage massif ou, s'ils ont un emploi, ils sont traités avec mépris – comme les indigènes d'un pays colonial – par leurs nouveaux patrons ouest-allemands. Au printemps 1991, des Allemands de l'Est en colère, des deux sexes, sont descendus dans la rue pour manifester, et Kohl – surnommé maintenant le « chancelier des mensonges » – a été bombardé de légumes à Halle.

L'Allemagne de l'Ouest, entrée maintenant elle aussi en récession, devient un chaudron bouillonnant de mécontentement. Le mouvement syndical social-démocrate, longtemps passif, est confronté à des attaques capitalistes contre les salaires et les avantages sociaux pour payer l'OPA de la Deutsche Bank sur la RDA et la tentative d'établir un empire néo-colonial allemand en Europe de l'Est et dans l'ex-Union soviétique. Les deux millions de travailleurs immigrés turcs, yougoslaves et originaires d'autres pays, qui ont toujours été mis en marge de l'ordre bourgeois allemand, sont maintenant confrontés à une terreur néo-nazie meurtrière et à la menace d'être expulsés du pays. Nos camarades du Spartakist Arbeiterpartei Deutschlands luttent pour construire un parti qui pourra unir tous les travailleurs – depuis les chômeuses misérables de Leipzig jusqu'aux métallurgistes turcs de la Ruhr – contre la brutalité du IVème Reich.

Pologne : croisade clérical-nationaliste contre les femmes

Patricia Clough, du journal Independent de Londres, écrit, le 14 avril 1992, que les Polonaises sont chassées « d'un monde sécurisant d'emploi garanti et d'une égalité affichée, et sont rejetées des décennies en arrière dans un monde effrayant de discriminations, de préjugés et d'oppression ». Comme en Allemagne orientale, elles sont chassées du monde du travail par les effets combinés de l'effondrement économique, de la fermeture des crèches et de la pratique qui consiste à n'embaucher que des hommes.

En outre, les femmes sont la principale cible de la campagne visant à transformer la Pologne en une Irlande de l'Europe de l'Est, ou en une réplique catholique de l'Iran khomeinyste. Marcin Libicki, de l'Union nationale chrétienne – qui faisait partie de la coalition gouvernementale – proclame : « Nous souhaitons retourner à l'éthique de la femme comme mère. La nature a créé les femmes pour élever des enfants. » Au printemps 1991, le pape Wojtyla a parcouru la Pologne en tous sens en comparant le « vaste cimetière des enfants morts avant d'être nés » à l'Holocauste nazi.

La Pologne est en première ligne d'une croisade clérical-nationaliste qui est menée dans toute l'Europe de l'Est contre l'avortement, et plus généralement contre l'« hédonisme » et le « consumérisme » occidentaux. Etant donné l'arriération économique relative de la région, les nationalistes ne voient pas d'autre voie vers la puissance politique et militaire que de maximiser la population de leur Etat-nation sacré. Pour les « nationalistes chrétiens » d'Europe de l'Est hostiles les uns aux autres, l'avortement réduit le nombre de soldats potentiels, polonais, hongrois ou roumains, capables de tuer les peuples voisins. C'est pourquoi ils y voient le crime des crimes.

On croit généralement, à tort, que la position du Vatican prétendant que l'avortement est un meurtre est basée sur un dogme millénaire des Pères de l'Eglise. En fait, il s'agit d'une adaptation de la hiérarchie catholique au nationalisme bourgeois moderne. Dans les années 1860, l'empereur Napoléon III – le prototype du despotisme bonapartiste dans un Etat impérialiste – estimait qu'un taux de natalité plus élevé était crucial pour fournir les travailleurs et les soldats nécessaires à l'extension de l'empire français. Il fit appel à Rome et le pape révisa obligeamment la doctrine traditionnelle de l'Eglise, selon laquelle la vie commence « quand la mère ressent les mouvements du foetus », pour adopter la doctrine actuelle comme quoi elle commence immédiatement après la conception. De péché véniel, l'avortement devenait ainsi péché mortel – ce qui fournissait la base « morale » des lois anti-avortement adoptées en France et dans le reste de l'Europe catholique.

Les liens étroits entretenus par la direction de Solidarnosc avec le Vatican étaient de notoriété publique dès le début, de même que la campagne agressive menée par Walesa pour criminaliser l'avortement. Pourtant, on trouvait parmi les partisans de Solidarnosc des Polonaises qui rejetaient le rôle que l'Eglise leur assignait, croyaient au droit à l'avortement et de façon générale partageaient des conceptions similaires à celles des féministes petites-bourgeoises occidentales. Pourquoi ces Polonaises « libérées » ont-elles fait cause commune avec Walesa, Wojtyla et Cie ? Une explication est fournie par Malgorzata Tarasiewicz, ancienne responsable de la commission femmes de Solidarnosc et qui depuis se réclame de l'anarchisme : « Une opinion commune était que dès que nous nous serions débarrassés du pouvoir communiste, aides et investissements commenceraient à affluer des pays occidentaux. Ce n'est pas ce qui arriva. La majorité des hommes d'affaires occidentaux que l'Europe de l'Est intéresse ne sont intéressés que par des profits rapides. Ils créent bien des emplois, mais à leurs conditions : pas de syndicats, pas de récriminations sur les conditions de travail et des bas salaires » (Off Our Backs, août-septembre 1991).

L'illusion qu'un gouvernement anticommuniste à Varsovie bénéficierait des largesses des banquiers et industriels occidentaux, à coups de dizaines de milliards de dollars et de deutschemarks, était partagée par la plus grande partie de la classe ouvrière – et ceci explique en fait pour une large part le soutien ouvrier donné à l'organisation ouvertement procapitaliste qu'était Solidarnosc. Au lieu de cela, les financiers occidentaux ordonnèrent au nouveau régime d'appliquer un « traitement de choc » économique, avec comme résultats un chômage massif et une paupérisation générale. Les ouvriers polonais furent choqués politiquement et économiquement, et ils retournèrent rapidement contre le gouvernement de Solidarnosc les mêmes armes – grèves et manifestations – que celles auxquelles ils avaient eu recours contre les régimes staliniens successifs. Depuis le début de 1990, la Pologne a connu un niveau élevé et assez soutenu de luttes ouvrières, tandis que Solidarnosc scissionnait en partis violemment hostiles les uns aux autres.

Le traitement de choc économique dicté par les banquiers occidentaux a été parallèle à la campagne du Vatican pour criminaliser l'avortement. Cette question a suscité un grand nombre d'articles dans la presse occidentale bourgeoise, féministe et de gauche. Presque tous ces articles soulignent que l'avortement avait été légalisé en Pologne en 1956. Mais presqu'aucun n'indique pourquoi cette mesure émancipatrice avait été prise à cette époque et pas avant.

Les « nationalistes chrétiens » et autres engeances similaires affirment que la légalisation de l'avortement avait été imposée par les communistes (c'est-à-dire les staliniens) contre la volonté du peuple polonais. La vérité est exactement à l'opposé. En Pologne et dans tout le bloc soviétique, l'avortement avait été interdit pendant les dernières années du règne de Staline (1945-53). Pendant sa première décennie d'existence, la République populaire de Pologne avait conservé la loi anti-avortement adoptée en 1932 par la dictature fascisante du maréchal Pilsudski. Cette loi prévoyait pour la femme qui avortait une peine de trois ans de prison, et de cinq ans pour les médecins et sages-femmes. Au lendemain de la guerre, les staliniens de Varsovie estimaient qu'un taux de natalité élevé était souhaitable afin de fournir la main-d'oeuvre nécessaire à la reconstruction d'un pays dévasté par la guerre.

La mort de Staline et la crise de succession au Kremlin déstabilisèrent le fragile ordre bureaucratique dans les « républiques populaires » d'Europe de l'Est – une déstabilisation dont la première manifestation fut le soulèvement ouvrier de Berlin-Est en juin 1953. En Pologne, à mesure que l'étau de l'Etat policier se relâchait, le régime miné par les luttes de factions était confronté à une agitation croissante parmi les masses ouvrières et l'intelligentsia.

C'est dans ces circonstances que la « Loi autorisant l'avortement » fut adoptée en avril 1956 par un régime stalinien chancelant. Cette mesure était immensément populaire auprès des Polonaises et permettait aux staliniens de proclamer qu'ils appliqueraient dorénavant leur politique affichée d'émancipation des femmes. En outre, elle sapait l'autorité de l'Eglise, qui pendant la période de totalitarisme stalinien était la seule institution indépendante de la bureaucratie dont l'existence était tolérée.

Les pas hésitants dans la voie de la libéralisation accomplis par une vieille garde stalinienne haïe ne réussirent pas à apaiser l'agitation populaire. Une révolution politique prolétarienne embryonnaire – qu'on appellera plus tard l'« Octobre polonais » – fut étouffée dans l'oeuf au dernier moment uniquement grâce à l'arrivée au pouvoir de Wladyslaw Gomulka, qui jouissait d'une réputation de communiste « national-libéral » persécuté et d'honnête dirigeant ouvrier. Gomulka réussit à sauver la bureaucratie en faisant dans un premier temps des concessions considérables à tous les secteurs de la société polonaise, depuis les conseils ouvriers prosocialistes jusqu'aux petits propriétaires paysans et à la hiérarchie catholique.

Le régime Gomulka, et c'est tout à son honneur, institutionnalisa le droit à l'avortement, en partie parce qu'il estimait qu'un taux de natalité moins élevé aurait un effet bénéfique sur la croissance économique en permettant d'allouer moins de ressources à la consommation et davantage à l'investissement. Dans tout le bloc soviétique (à l'exception de la RDA), des moyens contraceptifs efficaces se faisaient attendre, une situation aggravée en Pologne par les pressions de l'Eglise. D'après Hanna Jankowska de Pro-Femina, un groupe pour le droit à l'avortement, seulement 10 % des Polonaises utilisent des moyens modernes de contraception. En conséquence de quoi, l'avortement – on estime qu'entre 500 000 et un million d'avortements sont pratiqués chaque année – est devenu le principal moyen de contrôle des naissances.

Depuis 1956, l'interdiction de l'avortement est devenue la revendication centrale de l'anticommunisme clérical en Pologne. Quand, lors de la « table ronde » avec Solidarnosc au printemps 1989, il fut devenu clair que les staliniens de Varsovie jetaient l'éponge, les députés catholiques au Sejm (parlement) ont présenté une loi sur la « protection des enfants non encore nés » qui interdit l'avortement en toutes circonstances et prévoit une peine de trois ans de prison tant pour la femme que pour son médecin. Cette loi est pire que la loi promulguée en 1932 par la dictature de Pilsudski, qui autorisait l'avortement en cas de viol, d'inceste, de prostitution juvénile et de danger pour la santé de la mère.

Alors que les cléricaux-nationalistes essaient d'identifier le peuple polonais à l'intégrisme catholique, les sondages s'obstinent à montrer qu'environ 60 % de la population est favorable au maintien du droit à l'avortement et que moins de 10 % se prononce pour son interdiction totale. Pour la première fois depuis des décennies, un fort courant d'anticléricalisme populaire a fait sa réapparition en Pologne, en particulier chez les femmes. Par exemple, en 1990, des manifestants brandissaient devant le Sejm des slogans tels que « Dans l'Europe en passant par l'Iran ». Mais au lieu de défendre avec intransigeance le droit à l'avortement – une position qui était populaire tout autant que principielle – les ci-devant staliniens polonais, devenus des sociaux-démocrates, se sont dégonflés et ont fait renvoyer la nouvelle législation devant une kyrielle de commissions parlementaires.

Ceci n'empêcha pas la hiérarchie catholique et les partis cléricaux de tout faire pour interdire l'avortement, que cela fût ou non légal. En 1990, l'instruction religieuse a été réintroduite dans les écoles polonaises, et les prêtres entreprirent immédiatement de mobiliser les enfants contre leurs mères. On fit pression sur des enfants de huit ans pour qu'ils signent des pétitions anti-avortement. Beaucoup de Polonaises ont vu leur jeune enfant leur demander : « Maman, est-ce que c'est vrai que tu veux tuer ma petite soeur ? »

Comme tactique de dernier recours, les principaux opposants politiques à la loi anti-avortement ont réclamé un référendum sur la question, confiants qu'ils en sortiraient vainqueurs. Comme c'était par conséquent prévisible, la hiérarchie catholique, le président Lech Walesa et les partis cléricaux s'y opposèrent. Imposer un référendum contre l'opposition de ces forces aurait nécessité une mobilisation de masse, centrée sur la classe ouvrière – grèves, grandes manifestations combatives, occupation du ministère de la Santé et des hôpitaux publics qui refusaient de pratiquer des avortements. Etant donné la colère et le désespoir qui prédominent dans la classe ouvrière polonaise, porter la bataille pour défendre le droit à l'avortement dans la rue aurait fait éclater le fragile régime contre-révolutionnaire ; la grève des mineurs de charbon de décembre 1992 avait déjà contraint le gouvernement à repousser le débat sur la loi anti-avortement au Sejm. C'est précisément ce que redoutaient les dirigeants libéraux et pro-« européens » de la campagne pour le référendum, comme Zbigniew Bujak et Barbara Labuda. Pour les libéraux et les sociaux-démocrates polonais, la crainte de déstabiliser le nouvel Etat bourgeois l'emporte de loin sur leur répugnance à voir le pays devenir, dans le meilleur des cas, une Irlande de l'Europe de l'Est.

Les deux chambres du Sejm ont approuvé cette loi anti-avortement tant redoutée. En guise de « compromis », seuls les médecins, et non les femmes, seront emprisonnés, et l'avortement sera autorisé en cas de viol, de danger pour la santé de la mère, etc.

A l'automne 1990, pendant la première grande vague de luttes ouvrières contre le nouveau régime de Solidarnosc, un petit groupe de militants trotskystes en Pologne adhéra à la LCI. Le document de fondation du Spartakusowska Grupa Polski déclarait : « Un parti trotskyste doit être un tribun du peuple, défenseur de toutes les victimes de l'oppression. La campagne de restauration du capitalisme fait revivre et aggrave tout le "vieux fatras" de l'ordre social d'avant-guerre, du cléricalisme réactionnaire au nationalisme pilsudskiste en passant par l'antisémitisme [...]. La hiérarchie catholique que les staliniens ont cherché à amadouer exerce depuis longtemps une influence décisive sur Solidarnosc. La réaction cléricale prend en particulier les femmes pour cible. Repoussons les attaques contre le droit à l'avortement ! Avortement libre et gratuit ! Pour des crèches gratuites, ouvertes 24 heures sur 24 ! Pour la stricte séparation de l'Eglise et de l'Etat ! A bas le dogme conservateur stalinien qui glorifie la famille, principale institution sociale d'oppression des femmes. Seul l'établissement d'une authentique société socialiste, basée sur l'abondance matérielle et l'égalitarisme, peut réellement libérer les femmes » (Spartacist édition française n° 26, printemps 1991).

Aujourd'hui en Pologne, l'émancipation des femmes est immédiatement, directement et intimement liée à la révolution socialiste prolétarienne.

La Révolution bolchévique de 1917 – la plus grande victoire du prolétariat dans l'histoire mondiale – avait inscrit sur son drapeau l'émancipation des femmes. Sous les premiers gouvernements soviétiques de Lénine et de Trotsky, le divorce avait été rendu gratuit et facile à obtenir ; les discriminations contre les enfants nés hors mariage avaient été éliminées ; des crèches municipales gratuites avaient été créées ; le salaire égal pour un travail égal avait été décrété ; l'avortement devint légal, gratuit et accessible sur simple demande ; et des milliers d'écoles furent ouvertes pour les femmes pour la première fois, sur la base du traitement préférentiel. En Asie centrale et en Azerbaïdjan, des efforts héroïques – qui coûtèrent la vie à de nombreuses militantes communistes – furent accomplis pour libérer les femmes de l'esclavage de la société islamique traditionnelle.

Les femmes en URSS de Staline à Brejnev

Au milieu des années 1920, l'usurpation du pouvoir par une bureaucratie parasitaire sous l'égide de Staline – une contre-révolution politique qui reflétait en dernier ressort les pressions du capitalisme mondial sur l'Etat ouvrier soviétique isolé – conduisit rapidement à un pas en arrière décisif pour les femmes. Une offensive tous azimuts était désormais menée pour reconstituer la structure familiale basée sur la subordination des femmes. En 1934, la section femmes du parti fut abolie et toutes les organisations de masse de femmes furent dissoutes (sauf, et c'est significatif, dans les républiques d'Asie centrale). Immédiatement après, vinrent l'interdiction de l'avortement et la quasi-impossibilité d'obtenir un divorce, le tout accompagnées d'une propagande offensive sanctifiant « la famille socialiste ». Comme Trotsky l'écrivait à cette époque dans la Révolution trahie, « la législation du mariage instituée par la révolution d'Octobre, et qui fut en son temps un objet de légitime fierté pour la révolution, est transformée et défigurée par de larges emprunts au trésor législatif des pays bourgeois ».

Néanmoins, Trotsky argumentait que de tels emprunts ne faisaient pas de l'Union soviétique un Etat bourgeois. Pendant les années 1930 et au cours des années suivantes, il était d'usage pour les libéraux et les sociaux-démocrates de tirer un trait d'égalité entre la Russie de Staline et l'Allemagne de Hitler sous la rubrique générale d'Etats policiers totalitaires – en ignorant ainsi leurs bases sociales très différentes. Néanmoins, la condition des femmes dans ces deux sociétés était, fondamentalement et à l'évidence, différente.

Le régime nazi avait imposé de force aux femmes allemandes une vie de « Kinder, Küche, Kirche » [enfants, cuisine, Eglise]. Même dans la situation désespérée de la Deuxième Guerre mondiale, les femmes allemandes n'ont pas été employées dans les usines, en partie de peur que la maternité aryenne ne soit « contaminée » par des contacts avec des ouvriers étrangers soumis au travail forcé, principalement des Slaves. Un des spécialistes les plus éminents de l'histoire économique de la guerre écrit à ce sujet : « L'Allemagne a été l'exception qui confirme la règle selon laquelle la guerre provoque une grande augmentation de l'emploi des femmes [...]. En dépit d'une demande insatiable de main-d'oeuvre en Allemagne, les idées sociales du Parti national-socialiste ont empêché toute mobilisation plus complète des femmes. Etant donné que la race et le sang jouaient un rôle central dans la création de la nouvelle société, la procréation était vitale » (Alan S. Milward, War, Economy and Society 1939-1945 [1979]).

La condition des femmes soviétiques était diamétralement opposée à celle de leurs soeurs allemandes. Le premier plan quinquennal, qui a fait du pays essentiellement paysan qu'était l'URSS une puissance industrielle, a massivement mobilisé les femmes, et il n'aurait pu réussir sans elles. Entre 1928 et 1940, le nombre d'ouvrières fit plus que quadrupler, passant de moins de 3 millions à plus de 13 millions. Cette tendance s'accéléra pendant la guerre, quand les femmes remplacèrent les hommes envoyés au front. En 1942, un tiers de tous les tourneurs, 40 % des dockers et presque la moitié des conducteurs de tracteurs dans les fermes collectives étaient des femmes.

De plus, les femmes soviétiques ont participé aux combats, comme partie intégrante de la mobilisation de masse de la population tout entière contre l'invasion du pays par les nazis pendant la Deuxième Guerre mondiale. Des aviatrices soviétiques, les premières femmes dans l'histoire à piloter des avions au combat, étaient organisées en trois régiments de combat intégralement féminins. Elles étaient surnommées les « sorcières de la nuit » par les soldats nazis qui redoutaient leurs sorties nocturnes.

Avec la victoire remportée par l'Armée rouge sur la Wehrmacht nazie, Staline chercha à restaurer un ordre plus patriarcal. Un taux de natalité élevé fut considéré comme une priorité pour compenser la terrible saignée de population provoquée par la guerre. En 1944, la mixité de l'éducation fut supprimée. Cette mesure n'était pas seulement socialement réactionnaire, mais elle retarda aussi le développement économique de l'Union soviétique, précisément parce que cette couche de jeunes femmes reçut une éducation inférieure à celle des hommes de la même génération.

La condition des femmes dans la Russie de Staline exprimait clairement sa nature contradictoire d'Etat ouvrier bureaucratiquement dégénéré. Des lois réactionnaires ayant pour but de renforcer le rôle des femmes comme ménagères et génitrices coexistaient avec le taux le plus fort de la planète de femmes participant au monde du travail. La glorification de la « famille socialiste » coexistait avec des déclarations basées sur les principes de Marx et Lénine, en faveur de l'égalité des sexes. Ces contradictions permettront aux femmes soviétiques d'obtenir des acquis significatifs avec le changement de situation politique qui suivit la mort de Staline en 1953.

Les successeurs et héritiers de Staline au Kremlin craignaient une révolte populaire comme celle qui avait secoué l'Allemagne de l'Est en 1953. Un de leurs premiers actes fut d'annoncer un « cours nouveau » caractérisé par une forte augmentation de la quantité de biens de consommation disponible. Mais une hausse soutenue du niveau de vie des masses soviétiques nécessitait une augmentation de la productivité économique et une utilisation plus efficace de la main-d'oeuvre.

Les femmes représentaient le plus important gisement de main-d'oeuvre qualifiée, les générations d'hommes les plus productives ayant été décimées dans la guerre avec l'Allemagne nazie. En 1955, la mixité de l'éducation fut non seulement rétablie, mais un effort important fut engagé pour former les femmes comme ouvrières qualifiées, techniciennes et autres emplois qualifiés. Afin d'encourager les femmes à consacrer le temps et l'énergie nécessaires à acquérir ces nouvelles qualifications, l'importance de la maternité fut relativisée.

C'est ainsi qu'en 1955 l'avortement redevint légal. La raison officielle était la volonté d'éliminer les avortements clandestins et dangereux, pas la reconnaissance du droit des femmes à décider ou non d'avoir un enfant. Le recours largement répandu à l'avortement clandestin avait représenté une forme de résistance de la part des femmes soviétiques au totalitarisme stalinien ; il contraignit finalement la bureaucratie à abandonner une politique particulièrement oppressive.

Le nouveau régime du Kremlin, qui se consolida autour de Nikita Khrouchtchev au milieu des années 1950, cherchait à acquérir un soutien populaire et une autorité morale en prétendant que dorénavant le gouvernement soviétique et le parti au pouvoir se conformeraient aux principes socialistes qu'ils professaient, y compris l'égalité des sexes. On s'efforça de démontrer que les femmes soviétiques étaient les égales des hommes dans tous les domaines. En 1963, la cosmonaute Valentina Terechkova devenait mondialement célèbre pour son premier vol dans l'espace, à un moment où les astronautes américains s'appelaient tous Scott, Neil ou Gus. La période Khrouchtchev remit également à l'honneur les campagnes antireligieuses ; dans les régions traditionnellement musulmanes de l'Asie centrale soviétique, elles étaient directement liées à la lutte difficile qui se poursuivait en faveur de la liberté des femmes.

Les promesses de la période Khrouchtchev – en 1961 l'impulsif dirigeant du Kremlin déclarait que l'Union soviétique réaliserait le « communisme intégral » en 20 ans – avaient produit des attentes et des exigences que la bureaucratie soviétique ne pouvait satisfaire. En 1964, Khrouchtchev était déposé par Léonid Brejnev, plus conservateur, dont la conception de l'ordre social reposait sur l'apathie politique des masses.

Sous Brejnev, corruption, népotisme et égoïsme étaient devenus de manière flagrante des traits de l'élite bureaucratique (la nomenklatura). Personne ne prenait ses déclarations idéologiques au sérieux. L'idéalisme socialiste qui avait animé les ouvriers et les intellectuels soviétiques dans les années 1950 et au début des années 1960 – la période de « déstalinisation », des Spoutniks et de la Révolution cubaine – céda la place dans toutes les couches sociales à un cynisme généralisé.

Bien que la bureaucratie brejnévienne continuât à se réclamer formellement du « marxisme-léninisme », son idéologie réelle pourrait être appelée le « superpuissancisme » – la croyance en un Etat fort centré sur la Russie, capable de négocier les contours de la politique mondiale sur un pied d'égalité avec l'impérialisme américain. La propagande officielle sur la question nationale à l'intérieur de l'URSS présentait invariablement les Russes comme les « frères aînés » (starchié bratia) des autres peuples soviétiques. Pour contrecarrer l'influence des « dissidents » pro-impérialistes comme Andreï Sakharov, le régime de Brejnev tolérait sélectivement, et même favorisait, des idéologues nationalistes réactionnaires russes, y compris des anticommunistes déclarés comme l'« écrivain de village » Valentin Raspoutine qui chantait les louanges de la société traditionnelle patriarcale des Russes du Moyen Age.

A partir du milieu des années 1960, un fossé grandissant s'est creusé entre les déclarations rituelles en faveur de l'égalité entre les sexes et des attitudes de plus en plus machistes dans la société soviétique, du haut en bas de l'échelle. Alors qu'environ 30 % des sièges dans les soviets, réduits au rôle de simples chambres d'enregistrement, étaient automatiquement alloués à des femmes, aucune femme n'exerçait de réel pouvoir politique. Aucune femme n'a siégé au bureau politique – la plus haute instance gouvernementale – pendant les 18 ans du règne de Brejnev. Ce manque d'autorité des femmes au sommet de la société soviétique était reflété à sa base, dans la vie familiale de tous les jours. Etre battue par un mari ivre était monnaie courante. L'ivrognerie était la raison de la rupture de leur mariage la plus fréquemment citée donnée par les femmes russes divorcées.

Si certaines femmes russes subissaient des violences physiques, presque toutes étaient opprimées par la division inégale du travail dans un couple typique. Si les femmes mariées d'Allemagne de l'Est accomplissaient les trois-quarts des travaux ménagers après avoir travaillé toute la journée dans une usine ou dans un bureau, leurs soeurs russes en accomplissaient presque 100 % dans des conditions économiques beaucoup plus primitives. Par exemple les laveries publiques efficaces étaient rarissimes. Le fait que la bureaucratie n'ait pas investi dans un réseau de distribution efficace, combiné avec les prix arbitraires des biens de consommation, signifiait que ceux qui faisaient les courses (principalement les femmes) devaient passer des heures dans des files d'attente pour acheter les produits de première nécessité.

Le « double fardeau » supporté par les femmes soviétiques avait été reconnu et dénoncé à de multiples reprises dans les publications officielles, même dans la période pré-glasnost. « Des études sociologiques réalisées dans notre pays, écrivaient trois universitaires soviétiques en 1978, révèlent la persistance relative de ce vieux point de vue patriarcal sur la répartition des tâches dans la famille » (Women, Work and Family in the Soviet Union, textes réunis par Gail Warshofsky Lapidus [1982]).

Mais de telles conceptions patriarcales n'étaient pas simplement une « persistance » de la période tsariste depuis longtemps révolue. Elles reflétaient le climat socio-politique fétide du stalinisme soviétique dans sa décadence finale : l'identification du « socialisme » à un Etat fort centré sur la Russie, la « respectabilité » croissante du chauvinisme grand-russe, l'augmentation du niveau d'antisémitisme, l'hostilité généralisée et souvent hystérique envers l'homosexualité (qui pour les hommes était passible de poursuites pénales).

Les femmes russes ont cherché à réduire leur « double journée de travail » par le seul moyen qu'elles avaient en l'absence de révolution politique : en ayant moins d'enfants. Dans les années 1970, les populations ukrainiennes et russes (avec de nombreux mariages mixtes) se renouvelaient à peine, au grand désespoir de l'oligarchie du Kremlin. Les discussions sur la question femmes au sein de la bureaucratie et de l'intelligentsia officielle, dans la seconde partie de l'ère Brejnev et dans les premières années Gorbatchev, étaient dominées par le soi-disant « problème démographique ». La conception que la participation d'une femme à la production sociale portait atteinte à ses tâches de mère deviendra un élément clef dans la perestroïka de Gorbatchev.

En réalité, il n'y avait pas de problème démographique du point de vue des besoins objectifs de l'Union soviétique et de son économie. La perception qu'un tel problème existe révélait seulement le préjugé chauvin grand-russe de la direction du Kremlin. Les régions rurales de l'Asie centrale turcophone – les régions les plus pauvres de l'URSS – souffraient de surpopulation.

L'agitation autour du « problème démographique » mettait en évidence le manque d'intégration entre les peuples turcophones et slaves d'Union soviétique. Cela fut démontré par les indices clefs, liés entre eux, que sont le taux de natalité et la participation des femmes à la production industrielle. A la fin des années 1970, la famille à enfant unique était devenue la norme pour les Russes et les Ukrainiens urbanisés, alors que quatre enfants ou plus étaient chose commune chez les Ouzbeks et les Tadjiks, même pour ceux qui habitaient les villes. Les femmes représentaient un peu plus de la moitié des ouvriers de l'industrie dans la république de Russie et en Ukraine, contre 40 % dans les républiques d'Asie centrale (et beaucoup d'entre elles étaient slaves dans les villes les plus importantes, comme Tachkent et Samarkand).

Un véritable gouvernement socialiste en Union soviétique aurait encouragé une émigration massive des régions rurales de l'Asie centrale vers les régions de la Russie européenne, de l'Ukraine et de la Sibérie, confrontées à une pénurie de main-d'oeuvre. Les conséquences sociales d'un tel programme auraient été plus importantes encore que ses avantages économiques. L'immersion de centaines de milliers de jeunes Ouzbeks et Tadjiks, hommes et particulièrement femmes, à Leningrad, Kiev et Vladivostok aurait représenté un obstacle à la réémergence du traditionalisme islamique et aurait encouragé les mariages mixtes entre les divers peuples de l'URSS.

Cependant, une telle politique ne fut pas menée. Selon le recensement de 1989, il y avait seulement 250 000 membres des quatre plus grandes nationalités d'Asie centrale – Ouzbeks, Tadjiks, Turkmènes et Kirghizes – dans la vaste république de Russie, Sibérie comprise. L'incapacité à apporter une solution progressiste au problème combiné du manque de main-d'oeuvre dans les républiques slaves et de la surpopulation dans l'Asie centrale rurale allait bientôt conduire à des conséquences réactionnaires, en particulier pour les femmes, dans toute l'Union soviétique.

La perestroïka de Gorbatchev, prélude à la restauration capitaliste

Depuis le début du premier plan quinquennal, le développement économique soviétique a été basé sur une croissance extensive. On construisait de nouvelles usines et d'autres installations de production, la main-d'oeuvre supplémentaire étant recrutée parmi l'excédent de population des campagnes de Russie et d'Ukraine. Avec la baisse du taux de natalité dans les républiques slaves au milieu des années 1970, l'économie soviétique souffrit d'une pénurie aiguë de main-d'oeuvre, tandis que la croissance s'essoufflait. Le régime Brejnev et ses économistes proclamèrent la nécessité de passer à une croissance intensive en rééquipant les entreprises existantes et en augmentant la productivité du travail.

Dans les années 1930, Trotsky avait prédit que la bureaucratie du Kremlin se retrouverait dans une impasse sur le front économique quand il deviendrait nécessaire de passer d'augmentations simplement quantitatives à une amélioration de la qualité, de passer d'une croissance extensive à une croissance intensive. Le Programme de transition, élaboré par la Quatrième Internationale en 1938, appelle à une « révision de l'économie planifiée du haut en bas, dans l'intérêt des producteurs et des consommateurs ».

Pourtant, le nouveau régime de Mikhaïl Gorbatchev, qui s'installa au Kremlin en 1985, chercha à restimuler l'économie soviétique au moyen de « réformes » orientées vers le marché, c'est-à-dire de l'importation sélective de normes capitalistes dans le système collectivisé. Les salaires devaient être ajustés à la rentabilité de l'entreprise, le droit serait donné aux directeurs de licencier les ouvriers « excédentaires », les entreprises qui ne faisaient pas de profit devaient être fermées et, pour la première fois de mémoire d'homme, une dose de chômage devait être introduite dans l'économie soviétique. Il était prévu que la plupart des chômeurs seraient des femmes, dont on attendait qu'elles consacrent leur énergie à élever davantage d'enfants.

Gorbatchev était beaucoup mieux considéré par la gauche occidentale, y compris les féministes, que ses prédécesseurs du Kremlin. Cependant, sa brochure de 1987, Perestroïka : Vues neuves sur notre pays et le monde, anticipait la campagne de la droite américaine en faveur des « valeurs familiales ». Il considérait l'« affaiblissement des liens familiaux et un relâchement vis-à-vis des responsabilités familiales » comme « le résultat paradoxal de notre désir sincère, et politiquement justifié, de faire des femmes les égales des hommes sur tous les plans ». Ce stalinien hautement « libéral » appelait ensuite les femmes à « se consacrer également à leurs missions purement féminines ».

L'économiste américaine de gauche Judith Shapiro, ancienne partisane de notre tendance, a souligné le lien organique existant entre le programme orienté vers le marché pour une « main-d'oeuvre industrielle dégraissée » et la version russe des « valeurs familiales ». Elle cite Tatiana Zaslavskaïa, une idéologue en vue de la perestroïka et conseillère de Gorbatchev : « Il semblerait que le haut niveau d'emploi des femmes dans la production sociale soit socialement injustifié. Cela a eu un effet négatif à la fois sur le taux de natalité et sur l'éducation des enfants [...]. La famille à enfant unique est devenue le modèle dominant, qui n'assure même pas le renouvellement de la population » (Perestroika and Soviet Women, textes réunis par Mary Buckley [1992]).

Cette déclaration démontre une conception nationaliste russe implicite. Zaslavskaïa ne peut faire référence qu'à la population slave de l'URSS, étant donné que la population turcophone faisait plus que se renouveler. Si un conseiller du président américain exprimait ses inquiétudes sur le fait que la population blanche américaine ne se renouvelle pas, ou si un député du Bundestag se prononçait en faveur d'un taux de natalité plus élevé pour les Allemands, les militants de gauche de ces pays crieraient au racisme. Pourtant, Gorbatchev, Zaslavskaïa et la bande de la perestroïka ont été initialement portés au pinacle par la plupart des militants de la gauche occidentale, qui ont ensuite porté leur enthousiasme vers des forces plus réactionnaires encore, comme Eltsine et les différents nationalistes sécessionnistes antisoviétiques.

En dépit de la campagne de propagande à la gloire de la maternité et l'éducation des enfants, les femmes soviétiques ne marchèrent pas. Un sondage réalisé en 1989 indiquait que seulement 20 % des femmes soviétiques abandonneraient leur emploi même si elles pouvaient se le permettre. C'est d'autant plus significatif que la masse des femmes en URSS avaient les emplois les moins payés, dans les industries les plus dévoreuses de main-d'oeuvre, les emplois les plus fatigants et les plus pénibles. Mais la logique de la « transition vers une économie de marché » proclamée était de renvoyer les femmes dans la famille, qu'elles le veuillent ou non. Quand, le 1er janvier 1988, la planification centralisée a été abolie et remplacée par l'« autofinancement » des entreprises, les directeurs ont pillé les propriétés d'Etat qui leur avaient été confiées. Les fournitures industrielles furent détournées vers le marché noir, tandis qu'on ne pouvait trouver les produits de consommation que dans les magasins privés nouvellement légalisés, à des prix exorbitants.

Les directeurs d'entreprise ont également utilisé leur nouvelle liberté de jouer selon les règles du marché pour se débarrasser des ouvriers « excédentaires », presque toujours des femmes. En 1988, une lettre à la presse venant du centre textile d'Ivanovo – surnommé la « ville des femmes célibataires » – dénonçait le vrai visage de la perestroïka : « Il y a beaucoup de jeunes femmes avec des enfants en bas âge dans notre collectif. La plupart d'entre elles préféreraient travailler à mi-temps, mais cela n'arrange pas la direction [...]. La direction nous force simplement à démissionner. Le directeur a même dit : "Elles ont transformé l'endroit en pouponnière – Nous pouvons nous passer d'ouvrières comme ça" » (Women and Society in Russia and the Soviet Union, textes réunis par Linda Edmondson [1992]).

De peur de provoquer une explosion sociale, Gorbatchev n'est cependant pas allé jusqu'à imposer des licenciements en masse, fermer de grandes entreprises et supprimer tout contrôle des prix. Il fut dénoncé pour recourir à des « demi-mesures » par Boris Eltsine, un de ses anciens lieutenants qui, en 1989-90, apparut comme le dirigeant des forces ouvertement capitalistes-restaurationnistes. La prise du pouvoir par Eltsine en août 1991, à la suite d'un coup d'Etat avorté des conservateurs du Kremlin, a marqué l'arrivée aux commandes de la contre-révolution capitaliste en Russie et le démantèlement de l'URSS en régimes nationalistes mutuellement hostiles.

Depuis lors, la situation s'est considérablement aggravée. Le 1er janvier 1992, le régime d'Eltsine, afin de démontrer à ses parrains impérialistes son engagement en faveur du « libre marché », a quadruplé le prix de la plupart des produits de consommation et des services. Des pans entiers de la population – les retraités, les mères célibataires, les familles nombreuses, les invalides – ont été réduits à la misère. Le chaos économique provoqué par la perestroïka de Gorbatchev s'est approfondi sous Eltsine pour devenir un pillage généralisé et un écroulement de l'économie industrielle. Avec un rouble pratiquement sans valeur, les nouveaux brigands capitalistes de Russie exportent en fraude vers l'Occident depuis les métaux précieux jusqu'aux armes, et les bénéfices vont sur des comptes en banque suisses. La production industrielle, qui a diminué de 20 % l'année dernière, est aujourd'hui en chute libre.

Dans le centre textile d'Ivanovo, qui emploie principalement des femmes, la production a diminué de moitié, les entrepôts sont vides et il n'y a plus de coton en raison de la désorganisation des transports et de la guerre civile au Tadjikistan. Des milliers d'ouvriers, bien qu'ayant toujours officiellement un emploi, se trouvent en « vacances forcées » et tentent de survivre avec 20 % de leur revenu normal, avec une hyperinflation qui approche maintenant 50 % par mois !

Une situation aussi désespérée peut facilement provoquer une explosion sociale. Mais une révolte populaire contre l'appauvrissement du « libre marché » pourrait être exploitée et dirigée par des démagogues nationalistes réactionnaires appelant à un Etat russe fort qui ne serait pas soumis aux puissances occidentales. La classe ouvrière multinationale de Russie ne pourra stopper les ravages de la restauration capitaliste qu'en écrasant l'Etat bourgeois naissant d'Eltsine et en retournant aux principes du pouvoir politique prolétarien et à l'internationalisme de la révolution d'Octobre. Comme nous l'avons écrit dans « Comment l'Etat ouvrier soviétique a été étranglé » (le Bolchévik n° 122, janvier-février 1993), « c'est seulement dans le cadre de la lutte pour reforger un authentique parti mondial de la révolution socialiste que les travailleurs de l'ex-Union soviétique pourront former la direction dont ils ont besoin pour balayer les horreurs sans nom auxquelles ils sont aujourd'hui confrontés ».

Dans les républiques non russes de l'ex-URSS, les conséquences économiques dévastatrices de la contre-révolution pour les femmes sont renforcées par le programme patriarcal ouvertement affiché des partis nationalistes qui tiennent le devant de la scène. Il y a quelques années, des femmes partisanes du Sajudis lituanien avaient déclaré à l'universitaire féministe britannique Mary Buckley que le rôle des hommes était de s'engager en politique et que le leur était de faire de « belles maisons » dans une Lituanie indépendante.

Après l'indépendance, en août 1991, les Lituaniennes durent rester à la maison, qu'elles le veuillent ou non. Mais leurs maisons étaient loin d'être belles. Elles étaient glaciales par manque de fuel, et les placards étaient vides, car l'isolationnisme national cinglé du régime du Sajudis avait produit un effondrement économique total. Il y a quelques mois, les électeurs lituaniens ont chassé le Sajudis du pouvoir et l'ont remplacé par l'ex-Parti communiste devenu social-démocrate, qui a promis de restaurer des liens économiques étroits avec la Russie.

Un idéologue nationaliste ukrainien de premier plan a sermoné les femmes ukrainiennes parce qu'elles préféraient le rock à la musique folklorique. Tous les nationalistes anticommunistes d'Europe de l'Est sont anticosmopolites. La mission autoproclamée du Sajudis et du Roukh ukrainien est de purger les peuples lituanien et ukrainien de tous les éléments de leur culture commune soviétique récente, qui était devenue ouverte aux influences culturelles du monde entier. Les nationalistes ukrainiens d'extrême droite ainsi que les fascistes russes indigènes de Pamiat sont atterrés de voir que les jeunes de leurs pays apprécient et imitent la musique rock, parce que cela détruit le mythe de l'âme slave, seule à résister au chant des sirènes de l'« hédonisme » occidental. Cela rappelle le rejet haineux par Hitler du jazz américain, qualifié de « musique de nègre décadente ».

Il y a quelques années, les nationalistes-féministes ukrainiennes demandaient au Roukh de « rejeter les valeurs patriarcales du passé, de combattre pour une égalité véritable des femmes et des hommes dans la société, dans la préservation du foyer familial, dans l'éducation des enfants et dans les activités politiques et sociales » (cité dans Perestroïka and Soviet Women). C'est un peu comme appeler le Ku Klux Klan américain à rejeter le racisme et à respecter les droits civiques et l'égalité sociale des Noirs. Tous les nouveaux mouvements nationalistes d'Europe de l'Est sont ardemment patriarcaux. Tous pensent que le rôle des femmes est non seulement de maximiser la progéniture de l'Etat-nation sacré, mais également d'inculquer à leurs enfants les traditions nationales et religieuses ancestrales venues des temps féodaux et préféodaux.

Progrès social et traditionalisme islamique en Asie centrale soviétique

Nulle part dans l'ex-Union soviétique la contre-révolution capitaliste n'est plus directement et immédiatement liée à l'abaissement des femmes qu'en Asie centrale. Car ici, la Révolution bolchévique, même dans sa dégénérescence stalinienne, avait libéré les femmes des formes d'oppression les plus hideuses, symbolisées par le paranja, un voile qui couvre le corps tout entier en laissant seulement une fente pour la vue et la respiration. Le kalym, ou prix de l'épousée, était une pratique presque universelle. Une femme était promise, souvent dès sa prime jeunesse, au mari qui acceptait de payer le prix demandé par le père. Si elle s'échappait, elle pouvait être poursuivie comme criminelle et punie par son mari et son clan. Une épouse fugitive pouvait être punie en ayant ses jambes cassées ou par d'autres tortures barbares. Pour une femme ne serait-ce que suspectée d'infidélité, le châtiment était de marquer ses parties génitales au fer rouge.

Au début des années 1920, le gouvernement soviétique lança une grande campagne pour l'émancipation des femmes d'Asie centrale et d'Azerbaïdjan de la terrible condition dictée par le traditionalisme islamique. La principale institution gouvernementale pour ce travail était le Jénotdel – le département du Parti communiste pour les femmes ouvrières et paysannes. Un demi-siècle après, une vétérane azérie du Jénotdel de Bakou raconte avec fierté : « Nous avions la conviction que nous apportions la lumière aux femmes. Nous étions des "soldats de la culture" combattant sur le front d'une vraie guerre. Nous étions des soldats qui devaient apporter la lumière dans les ténèbres. Nous libérions les femmes » (cité dans Mary Buckley, Women and Ideology in the Soviet Union [1989]).

Le terme « soldats de la culture » n'était pas une simple formule. Ces femmes militantes communistes risquaient une mort atroce. En fait, la découverte de nombreux corps dépecés d'organisatrices du Jénotdel a finalement obligé le gouvernement soviétique à réinstaurer la peine de mort pour des meurtres explicitement « antiféministes », comme étant des crimes contre-révolutionnaires. Les guérilleros tribalistes et traditionalistes appelés basmachi (similaires aux moudjahidins afghans d'aujourd'hui) terrorisaient les femmes non voilées en Asie centrale, jusqu'au moment où ils furent écrasés par l'Armée rouge, au début des années 1930.

Bien que Staline ait dissout le Jénotdel en 1934, un travail spécifique continua à être effectué parmi les femmes musulmanes des républiques d'Asie centrale. Ce n'était pas parce que le « grand timonier » ressentait comme un devoir la libération des femmes de l'Orient. Cela reflétait plutôt les besoins vitaux de l'économie collectivisée de l'Union soviétique. Pour que les femmes turcophones travaillent dans les nouvelles usines textiles construites pendant le premier plan quinquennal, elles devaient ôter leur voile et acquérir une certaine indépendance par rapport à leurs maris.

Trotsky avait reconnu le lien étroit entre la construction économique et le progrès social dans les régions arriérées de l'URSS, même si tous les deux étaient déformés par le parasitisme bureaucratique stalinien : « Il est vrai que la bureaucratie continue à accomplir dans ces deux domaines un certain travail progressif, quoique au prix d'énormes frais généraux. Cela concerne avant tout les nationalités arriérées de l'URSS, qui doivent nécessairement passer par une période plus ou moins longue d'emprunts, d'imitations et d'assimilation. La bureaucratie leur construit un pont vers les bienfaits élémentaires de la culture bourgeoise et, partiellement, pré-bourgeoise » (la Révolution trahie [1937]).

En Asie centrale, la nature contradictoire de l'Etat ouvrier bureaucratiquement dégénéré soviétique a produit une dichotomie aiguë entre les villes et les campagnes. Les grandes villes, comme Tachkent en Ouzbékistan et Leninabad au Tadjikistan, sont devenues largement européanisées. Elles ont attiré un grand nombre d'immigrants slaves et juifs aussi, et elles ont constitué des lieux de brassage des diverses nationalités de l'Asie centrale. Les femmes se promenaient dans la rue sans voile, beaucoup portaient des vêtements européens et participaient librement à la vie publique. Même Martha Brill Olcott, une universitaire américaine fermement anticommuniste, reconnaissait qu'« une femme née dans une implantation urbaine [en Asie centrale] peut espérer recevoir pratiquement la même éducation que ses homologues masculins [...]. Les femmes sont égales aux hommes devant la loi, et il y a au moins une présence féminine symbolique dans toutes les sphères de la vie publique » (Soviet Central Asia : The Failed Transformation, textes réunis par William Fierman [1991]).

Alors que 45 % de la population totale de l'Asie centrale soviétique vit dans les villes, la plupart des autochtones vivent dans les régions rurales. Il y a eu également des progrès en direction de l'émancipation des femmes dans les campagnes – liées économiquement à la production de coton dans les fermes collectives. Dans la plupart des régions rurales, le voile était rarement vu. Mais les pratiques islamiques et les loyautés de clan restèrent présentes en arrière-plan dans la société de l'Asie centrale.

L'expérience de l'Asie centrale soviétique démontre l'importance absolument décisive de l'industrialisation, même dans un contexte rural, pour l'émancipation des femmes dans les sociétés patriarcales traditionnelles. L'ethnographe soviétique Sergueï Poliakov a conduit une étude sur deux villages dans le nord du Tadjikistan. Dans le premier, des centaines de femmes travaillaient dans une usine locale de tapis et dans des ateliers textiles artisanaux. Dans ce village, les femmes apparaissaient en public sans couvrir leur visage ou leur tête, et les adolescents, filles et garçons, se promenaient ensemble. Dans le second village, où les femmes travaillaient uniquement dans l'agriculture, elles couvraient leur visage et leur tête, ne parlaient pas aux hommes en public, ne sortaient pas sans escorte, et les filles ne pouvaient pas accéder aux activités périscolaires.

Cependant, le gouvernement soviétique n'avait pas les moyens de construire des usines dans chaque village tadjik ou ouzbek, même s'il l'avait voulu. L'émancipation des femmes musulmanes des régions rurales de l'Asie centrale était uniquement possible sur la base socio-économique de l'URSS dans son ensemble : par une émigration massive et le métissage des peuples soviétiques.

En Asie centrale soviétique, la période Brejnev vit une détérioration graduelle de la condition des femmes. Des pratiques profondément enracinées comme les mariages arrangés et le prix de l'épousée ne pouvaient être éradiquées uniquement par des moyens légaux et administratifs. Cela aurait nécessité la mobilisation politique active de toutes les forces progressistes de la société, mobilisation qui était en recul depuis la période Khrouchtchev. Les adolescentes menacées par un mariage forcé doivent être en mesure de s'adresser à une puissante organisation de femmes soutenue par les autorités de l'Etat. Les hommes qui achetaient leurs femmes auraient dû sentir la pression sociale hostile de leurs pairs, par exemple en étant dénoncés dans un bulletin de l'usine ou de la ferme collective où ils travaillaient.

Mais le régime de Brejnev a découragé toute espèce de mobilisation politique, de peur de perturber l'ordre bureaucratique. La succursale d'Asie centrale de la bureaucratie, dont la corruption set de modèle en URSS, autorisa une résurgence du traditionalisme islamique au niveau du foyer, dans la mesure où cela ne mettait pas en cause ses sinécures politiques et son enrichissement illicite. Afin de se concilier les mollahs, elle détourna illégalement des fonds pour construire des mosquées et des « maisons de thé » faisant office de mosquées non officielles. William Fierman, un expert américain de guerre froide sur l'Asie centrale soviétique, écrivait : « En dépit de la poursuite de la propagande antireligieuse sous Brejnev, le régime tolérait également le respect généralisé de nombreuses pratiques populaires associées à l'islam. »

Certaines de ces pratiques, comme la circoncision masculine, l'enterrement dans un linceul plutôt que dans un cercueil ou le fait de ne pas manger de porc, reflètent simplement la diversité des cultures humaines. Mais d'autres pratiques associées à l'islam – comme les mariages forcés d'adolescentes – sont fondamentalement oppressives et ne doivent pas être tolérées. La loi soviétique interdisait le mariage de jeunes filles de moins de 16 ans. Néanmoins, dans beaucoup de cas, cette interdiction était détournée en tenant une cérémonie religieuse et en attendant la naissance du premier enfant, de préférence de sexe masculin, pour enregistrer le mariage auprès des autorités civiles.

Avec la bureaucratie stalinienne corrompue qui se désintéressait délibérément de leurs droits démocratiques légaux, les femmes musulmanes avaient recours au suicide – souvent par la méthode traditionnelle de l'immolation – afin d'éviter un mariage forcé ou d'échapper à un mari tyrannique. Dans l'esprit de la glasnost, le gouvernement ouzbek reconnut que presque 900 immolations avaient eu lieu entre 1987 et 1989. En 1987, Komsomolskaïa Pravda, le journal de l'organisation de jeunesse du PCUS, rapportait pourquoi de si nombreuses femmes d'Asie centrale étaient conduites à l'autodestruction : « Le père d'une jeune fille ne lui permettait pas d'aller à l'école, et elle ne pouvait pas le supporter. Les proches parents d'une seconde jeune fille, avec qui elle vivait, essayèrent de la forcer à se marier. Une troisième était battue par son mari, tourmentée par ses proches parents, et ne trouvait aucune issue [...] » (cité dans Women Against Fundamentalism n° 3, 1992). Des cas de pères tuant leurs filles désobéissantes étaient également cités.

En même temps, il faut noter que les hommes laïques d'Asie centrale, qui avaient rompu avec la tradition islamique, étaient généralement plus progressistes envers les femmes que l'homme russe typique. Il y a quelques années de cela, des femmes slaves qui avaient épousé des Ouzbeks ou des Tadjiks à Tachkent déclaraient au géographe américain Ronald Wixman que leurs maris, à la différence de nombreux Russes, n'étaient jamais saouls et ne molestaient jamais leurs femmes ou leurs enfants. Néanmoins, la minorité des hommes et des femmes laïques et cosmopolites d'Asie centrale étaient sur le point de subir les attaques de l'intégrisme islamique résurgent, encouragé par le régime « libéral » de Gorbatchev.

Lors d'une conférence des femmes de toute l'Union qui s'est tenue en 1987 à Moscou, G.B. Bobosadikova, une secrétaire du comité central du PCUS du Tadjikistan, dénonçait « l'indifférence et le compromis avec les vestiges du passé » et appelait à intensifier « la propagande et l'éducation athées ». En plus d'une telle propagande et d'une telle éducation, des mesures fermes étaient clairement nécessaires pour restaurer parmi les patriarches musulmans le respect des lois soviétiques protégeant les droits démocratiques des femmes. C'est pourtant exactement le contraire qui se produisit. L'attitude du régime de Brejnev de vivre et laisser vivre laissa la place, sous Gorbatchev, à une conciliation active de la réaction religieuse – l'Eglise chrétienne orthodoxe dans les républiques slaves, l'islam en Asie centrale. L'intégrisme antisoviétique militant fut ainsi toléré par le gouvernement, ainsi qu'en partie alimenté par la mentalité colonialiste arrogante des immigrés russes les plus récents. (La génération la plus ancienne des Européens d'Asie centrale – dont beaucoup avaient été contraints à l'exil sous Staline – était généralement plus respectueuse envers leurs voisins turcophones et tadjiks et leurs concitoyens).

La bataille pour l'Asie centrale

En 1990, à l'université de Samarkand, des individus qui se proclamaient « wahhabites » menacèrent de tuer toute étudiante vêtue à l'occidentale qui participerait à la manifestation du Premier Mai. La même année, pendant des émeutes antigouvernementales dans la capitale du Tadjikistan, des témoins rapportaient que des femmes vêtues à l'occidentale avaient été violées. Le Parti de la renaissance islamique (PRI), une organisation intégriste, émergea de la clandestinité pour menacer les régimes staliniens en Ouzbékistan et au Tadjikistan.

Avec l'éclatement de l'URSS, après août 1991, les cliques dirigeantes d'Asie centrale disposaient de positions suffisamment solides pour conserver le pouvoir politique. Elles répudièrent immédiatement le communisme et se prononcèrent en faveur d'un Etat « laïque » orienté vers l'Occident, sur le modèle de la Turquie. La Turquie d'Özal, membre de l'OTAN, dont la langue est apparentée à celles de la plupart des nationalités d'Asie centrale, est devenue le principal intermédiaire pour l'intervention de l'impérialisme occidental dans la région. En même temps, le régime d'Ankara se livre à une lutte d'influence avec l'Arabie saoudite et l'Iran, qui soutiennent les oppositions intégristes.

Alors que les vieilles mafias staliniennes se sont cramponnées aux ministères gouvernementaux, l'intégrisme est en expansion à la base des Etats bourgeois naissants d'Asie centrale. A Tachkent – la ville la plus européanisée de la région – pour la première fois depuis des décennies, des écolières ouzbeks, qui avaient l'habitude de s'habiller à l'occidentale, portent maintenant le vêtement blanc qui les couvre de la tête aux pieds, comme symbole d'« humilité » islamique. Dans la vallée de Fergana, en Ouzbékistan – le centre de la production de coton en Asie centrale – des bandes intégristes appelées l'adolat font régner leur loi. Elles ont créé des tribunaux non officiels, où on coupe la main de ceux qui sont accusés de vol.

Dans le Tadjikistan voisin, le conflit entre les vieux bureaucrates staliniens et les intégristes a conduit à une guerre civile sanglante. Cette ancienne république soviétique est composée de deux régions distinctes, séparées par un massif montagneux. Le Tadjikistan du Nord était dominé par le centre industriel de Leninabad (rebaptisé depuis Khodjend). La classe ouvrière était constituée d'Ouzbeks ainsi que de Tadjiks, tandis qu'ingénieurs et techniciens d'Asie centrale travaillaient côte à côte avec leurs collègues slaves. Cette ville cosmopolite était la principale base locale du régime stalinien tadjik. L'année dernière, même un partisan du Parti de la renaissance islamique reconnaissait que « le PRI est encore très faible. Notre peuple n'est pas encore développé pour la religion. L'idéologie du parti communiste a toujours été plus forte ici » (Guardian de Londres, 19 mai 1992).

Le Tadjikistan du Sud – où se trouve la capitale Douchanbé – est majoritairement rural et peuplé de Tadjiks, et le traditionalisme islamique et les loyautés de clan sont par conséquent bien plus forts. Contrairement à d'autres nationalités d'Asie centrale, les Tadjiks ne parlent pas une langue turque mais le farsi, la langue dominante en Iran. Par conséquent, le Parti de la renaissance islamique (bien qu'il soit sunnite et non chiite) a reçu le soutien du régime intégriste de Téhéran. Plus directement, les moudjahidins tadjiks afghans ont servi de troupes de choc intégristes dans cette ancienne république soviétique.

A l'automne 1991, le patron du parti au Tadjikistan pendant la période Brejnev, Rakhman Nabiev – qui fut le seul à l'époque à conserver l'étiquette communiste – a remporté une élection présidentielle, qui s'est déroulée librement, contre une « sainte alliance » entre le Parti de la renaissance islamique et une poignée de « démocrates » anticommunistes. Mais au printemps suivant, les intégristes fomentèrent des émeutes sanglantes à Douchanbé, et Nabiev capitula en offrant au PRI la part du lion des ministères dans un gouvernement de coalition. Les émeutes avaient été fomentées par des groupes amenés par cars et dirigés par des « milices » armées par les moudjahidins tadjiks qui avaient traversé la frontière avec l'Afghanistan.

A cette époque, la revue social-démocrate américaine In These Times (10 juin 1992) publiait un article écrit par le journaliste Vladimir Klimenko, basé à Moscou, qui proclamait de manière triomphale : « L'écroulement du monopole du parti communiste inaugure une nouvelle période d'espoir et d'incertitude pour les plus petites et les plus pauvres des ex-républiques de l'Union soviétique. » Ces infâmes sociaux-démocrates – qui sont tellement « politiquement corrects » quand il s'agit des féministes petites-bourgeoises américaines – saluent « une nouvelle période d'espoir » en Asie centrale sous la férule de leurs bons amis les moudjahidins afghans, qui fusillaient des instituteurs pour avoir appris à lire à des petites filles. Cependant, l'anticommunisme triomphal de Klimenko/In These Times s'est révélé prématuré.

En septembre 1992, le PRI a contraint Nabiev à démissionner, et celui-ci s'est enfui dans sa base politique principale de Leninabad/Khodjend. Quelques mois plus tard, des forces militaires loyales à l'ancien régime stalinien, rebaptisé Front du peuple tadjik, ont repris Douchanbé. Un responsable du ministère des Affaires étrangères du nouveau gouvernement, qui arbore une affiche de Madonna sur le mur de son bureau, déclara au Los Angeles Times (2 février 1993) : « Nous voulons vivre dans une société éclairée, démocratique, pas comme en Iran. » Ce fut alors au tour des intégristes de s'enfuir vers leurs principales bases politiques, de l'autre côté de la frontière vers les régions tadjiks d'Afghanistan, qui s'est désintégré dans une guerre tribale généralisée.

La presse bourgeoise occidentale a d'une manière générale traité la guerre civile au Tadjikistan comme un conflit entre des clans rivaux, où les étiquettes « communiste » et « intégriste » n'auraient pas de signification réelle sur le terrain. Il ne fait aucun doute que la faction de Nabiev a rallié les membres de son clan contre le PRI basé dans le sud. Les anciens apparatchiks staliniens commandaient également un appareil militaire loyal construit pendant des décennies de « protection ». Mais il est incontestable que le petit prolétariat ethniquement mêlé et l'intelligentsia laïque du Tadjikistan, concentrés à Leninabad/Khodjend, ont soutenu le Front du peuple contre les intégristes. Il est également incontestable qu'un gouvernement PRI/moudjahidins aurait réduit toutes les femmes du Tadjikistan à la condition d'abaissement et d'esclavage qui est celle des femmes en Afghanistan et en Iran.

Un récent article du New York Times (14 janvier 1993) sur les réfugiés tadjiks en Afghanistan révèle l'énorme progrès accompli par les femmes musulmanes – même les plus arriérées et celles qui sont le plus liées aux traditions – dans l'ex-Union soviétique : « Les femmes tadjiks portent des foulards, mais refusent le tchador, le tissu qui vous couvre de la tête aux pieds et qui est porté par les femmes dans les sociétés islamiques les plus conservatrices. Les femmes tadjiks n'hésitent pas non plus à contredire les hommes en public et sont vigoureuses dans l'expression de leurs points de vue. De nombreuses femmes, ici, avaient du travail au Tadjikistan, en contraste flagrant avec la condition des femmes dans des pays strictement musulmans, qui restent généralement à la maison. »

Les conséquences de plusieurs décennies de développement économique et de progrès social ouvertes par la révolution d'Octobre, bien que déformée par le stalinisme, étaient trop fortes dans l'Asie centrale soviétique pour permettre une victoire rapide et facile des intégristes islamistes à la suite de l'éclatement de l'URSS. Cependant, le sort de cette région est aujourd'hui, comme il l'a été depuis un siècle, directement lié à celui de son puissant voisin russe.

La consolidation d'un Etat bourgeois naissant en Russie, très vraisemblablement sous une forme nationaliste-bonapartiste, renforcerait énormément les forces de l'intégrisme islamique en Asie centrale. Cependant, si la classe ouvrière de Russie, sous la direction d'un parti authentiquement communiste, peut renverser les restaurationnistes capitalistes, cela galvanisera toutes les forces sociales progressistes d'Asie centrale et fera revivre les objectifs libérateurs de la Révolution bolchévique.

Pour la libération des femmes par la révolution socialiste !

La révolution d'Octobre a proclamé parmi ses objectifs fondamentaux la fin de l'oppression des femmes, la forme d'assujettissement la plus ancienne et la plus profondément ancrée dans la société humaine. La politique de l'Etat soviétique à ses débuts – dévasté par les conséquences de la Guerre civile et assiégé par des puissances capitalistes hostiles – était néanmoins un modèle d'émancipation sociale. Comme l'écrivait Trotsky, « la révolution a tenté héroïquement de détruire l'ancien "foyer familial" croupissant, institution archaïque, routinière, étouffante, dans laquelle la femme des classes laborieuses est vouée aux travaux forcés, de l'enfance jusqu'à la mort ».

Cependant, au nom de la « famille socialiste » et du « socialisme dans un seul pays », Staline et ses successeurs du Kremlin ont traîné dans la boue les buts libérateurs du communisme. Sept décennies de dégénérescence bureaucratique de l'Etat soviétique ont maintenant atteint leur point culminant avec la contre-révolution qui foule aux pieds les acquis sociaux et les droits démocratiques des femmes, de l'Europe centrale à l'Asie centrale.

Il faut reforger un mouvement communiste, un mouvement conduit par la haine de l'exploitation et de l'oppression capitalistes et inspiré par le programme libérateur du bolchévisme révolutionnaire. L'émancipation des femmes est intégralement liée à la lutte pour un ordre communiste mondial, qui surmontera toutes les formes d'inégalité nationale et raciale et garantira à tous les individus la liberté de maximiser leurs capacités, sur la base du contrôle collectif de l'humanité sur les forces de la nature.

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