Adapté de Espartaco n°11, journal du Grupo Espartaquista de México, printemps 1998.
En juillet 1997, le malaise qui couvait depuis longtemps dans la région basque au nord de l'Espagne a explosé sur la scène internationale quand d'immenses manifestations réactionnaires ont déferlé sur les grandes villes de toute l'Espagne, à la suite de l'enlèvement et de l'assassinat d'un petit politicien bourgeois par le groupe séparatiste basque Euskadi Ta Askatasuna (Patrie basque et liberté, ETA). En l'espace de quelques jours, une foule estimée à six millions de personnes s'est jointe aux manifestations de protestation contre l'assassinat de Miguel Angel Blanco Garrido, un conseiller municipal du Partido Popular (PP) de José Maria Aznar, actuellement au pouvoir. A Madrid, Bilbao et ailleurs, des élus du gouvernement de droite défilaient main dans la main avec des dirigeants des Partis socialiste et communiste et des dirigeants syndicaux.
Le gouvernement Aznar utilise ce climat d'hystérie anti-ETA pour renforcer sa législation «antiterroriste» draconienne, qui vise à écraser la résistance du mouvement indépendantiste basque contre la domination et la répression bureaucratique castillane, qui dure depuis des dizaines d'années. Peu après l'assassinat de Blanco Garrido, 23 dirigeants d'Herri Batasuna (HB), une coalition nationaliste petite-bourgeoise considérée comme la branche politique de l'ETA, ont été condamnés chacun à 7 ans de prison pour le «crime» d'avoir diffusé une cassette vidéo de propagande pour l'ETA.
En tant que marxistes-léninistes nous défendons le droit démocratique élémentaire du peuple basque à l'autodétermination, y compris le droit à l'indépendance complète à l'égard des Etats français et espagnol. Bas les pattes devant les dirigeants d'HB!
Les marxistes s'opposent à la stratégie petite-bourgeoise de terrorisme individuel dans la lutte contre l'oppression capitaliste, mais ils le font du point de vue du prolétariat conscient qui est la seule classe à détenir la puissance sociale capable de renverser le système capitaliste en raison de ses rapports aux moyens de production sous le capitalisme. Néanmoins, quand les opprimés agissent contre la bourgeoisie et son Etat, nous prenons leur défense contre la répression des capitalistes. Le PP est l'héritier direct d'Alianza Popular, parti dirigé par des franquistes comme Manuel Fragane Iribarne, qui fut ministre de l'Intérieur sous la dictature de Franco. L'enlèvement et l'exécution de politiciens et de patrons d'industrie bourgeois sont en dernière analyse des actes vains, mais ce ne sont pas des crimes contre la classe ouvrière.
Le fait que la gauche espagnole capitule devant la chasse aux sorcières hystérique menée contre l'ETA et n'ait que des discours creux sur le droit à l'autodétermination du peuple basque, est révélateur de leur opportunisme. Leurs faux-fuyants et leurs contradictions sont dictés par leur soutien fondamental à l'Etat espagnol répressif, qu'ils expriment en se mettant à la remorque du front populaire.
Aujourd'hui, les dirigeants traîtres du prolétariat espagnol, comme Julio Anguita du Parti communiste, font cause commune avec les héritiers de Franco contre les nationalistes basques. Ce n'est pas surprenant. Les sociaux-démocrates réformistes et les staliniens ont dévoyé la montée de combativité considérable de la classe ouvrière qui a suivi la mort de Franco en 1975, et l'ont rabattue vers le soutien à la monarchie «réformatrice» de Juan Carlos et à la constitution centraliste qui nie explicitement le droit à l'autodétermination des Basques, des Catalans et d'autres. Le PSOE (socialiste) et le front populaire de la Gauche unie (IU) dominé par le PC ont signé le Pacto de Ajuria Enea, un dispositif de tous les partis conçu pour isoler les nationalistes plus combatifs d'HB et combattre l'ETA. Et quand il était au gouvernement, le PSOE a mis en place les Grupos Antiterroristas de Liberación (GAL), qui sont des escadrons de la mort destinés à assassiner les membres de l'ETA, en collaboration avec les forces de police françaises, contrôlées à ce moment-là par le Parti socialiste de Mitterrand.
La défense des nationalistes basques contre la répression n'a rien à voir avec une quelconque accommodation au nationalisme en tant qu'idéologie. En Espagne, où HB est capable de mobiliser une manifestation de 40.000 personnes dans le Pays basque en réponse aux manifestations anti-ETA, seule une avant-garde prolétarienne luttant activement contre l'oppression nationale pourra surmonter les clivages nationaux. Sans cet élément crucial, la puissance historique de l'idéologie nationaliste, le poids énorme de l'oppression nationale brutale et le social-chauvinisme de la gauche espagnole se combinent pour pousser les ouvriers basques dans les bras des nationalistes basques, qui sont aujourd'hui la force principale dans les syndicats de la région. Une direction prolétarienne authentique luttant contre le système capitaliste tout entier rassemblerait derrière elle non seulement ceux qui combattent l'oppression nationale, mais aussi d'autres couches spécifiquement opprimées: depuis les jeunes qui manifestent contre les «agences d'intérim» qui organisent l'esclavage salarié, jusqu'aux militantes qui ont protesté en nombre cette année, à l'occasion de la Journée internationale de la femme, contre les violences touchant les femmes.
Les marxistes se battent pour que la question nationale soit «retirée de l'ordre du jour», afin que la réalité fondamentale, celle des classes, apparaisse clairement: les ouvriers basques et les capitalistes basques ont des intérêts opposés. La bourgeoisie basque, qui regarde de plus en plus hors d'Espagne, cherche à avoir plus de liberté dans l'exploitation de sa «propre» classe ouvrière (par exemple, la revendication de l'«autonomie dans les rapports patrons-travailleurs»). La bourgeoisie basque a également ses propres intérêts économiques hors d'Espagne, particulièrement en Amérique latine.
Le terrorisme est une politique naturelle pour les nationalistes petits-bourgeois, qui n'ont aucune stratégie de mobilisation de la masse des opprimés. Les marxistes défendent ceux qui prennent pour cible l'Etat capitaliste contre le terrorisme d'Etat, bien plus sanglant, mais nous reconnaissons également que les nationalistes sont tout à fait capables d'actes abominables de terrorisme indiscriminé tels que l'attentat de l'Hipercor de juin 1987, lorsque l'ETA avait fait exploser une énorme bombe dans ce supermarché de San Andreu, une banlieue ouvrière de Barcelone, tuant plus de 20 personnes. De tels crimes, tout comme les attentats dans les pubs d'Irlande, ne peuvent avoir d'autre but que de déchaîner la violence entre peuples et d'alimenter les peurs et les haines de tous les nationalismes.
Il y a 20 ans, la région basque et son prolétariat en particulier étaient à l'avant-garde de la lutte contre la dictature décrépite de Franco. Des campagnes internationales de protestation contre les procès de militants de l'ETA à Burgos en 1970 avaient obligé le régime sanguinaire à commuer les condamnations à mort qui visaient 6 des accusés. A cette époque l'ETA était populaire parmi les ouvriers espagnols, dont beaucoup adhéraient à la cause de l'autodétermination basque et catalane. Parallèlement, la gauche espagnole protestait contre la répression anti-ETA et soutenait au moins dans la forme le droit à l'indépendance basque.
La question nationale et les révolutions bourgeoises
Aujourd'hui, en France, il y a une véritable industrie de propagande dont le rôle est de répandre l'idée que même à l'ère impérialiste, l'Etat français repose sur les valeurs de la Révolution de 1789. Ce mythe est véhiculé au sein du mouvement ouvrier, par le PCF en particulier, qui prétend aussi que pratiquement tout le « peuple» était engagé dans la Résistance contre les nazis, etc. Mais lorsqu'il s'agit de la répression du peuple basque, ce qui est frappant c'est à quel points les différences sont minimes historiquement entre l'Espagne autoritaire et la France dite «républicaine».
En France, les Basques n'ont aucun statut légal. Il n'y a pas de département ni même d'université basques. Récemment, la suppression du droit d'asile, les expulsions sommaires de militants basques et les activités des terroristes fascisants du GAL ont servi à nourrir le ressentiment national y compris dans le Pays basque français, où il y a une grande solidarité avec les Basques de l'autre côté de la frontière. Même si le développement de la question basque en France et en Espagne a été très différent, il est clair aujourd'hui qu'il existe une nation basque unique coupée en deux et opprimée par deux puissances capitalistes.
Les Basques sont un peuple ancien, dont l'existence en Europe est sans doute antérieure aux Indo-Européens. Leur langue, l'euskara, n'a aucune relation discernable avec aucune autre langue, et certainement pas avec le français ou l'espagnol. L'euskara, réprimé par les autorités françaises et espagnoles, a décliné tout au long du XXe siècle, quoiqu'une campagne récente pour le faire revivre, soutenue par les ikastolac (écoles de langue basque), ait eu quelque succès. La langue basque est l'un des facteurs principaux qui contribuent à l'existence d'un sentiment national basque; d'ailleurs, la seule façon dont le terme «basque» se traduit en euskara c'est euskaldun, «celui qui parle basque».
Pour comprendre la persistance des questions nationales en France et dans la péninsule ibérique aujourd'hui, il faut comprendre comment ces questions ont évolué historiquement. Lénine a écrit que les bourgeoisies, pour assurer la victoire totale de la production de marchandises, devaient d'abord s'approprier le marché intérieur et pour cela il fallait des territoires politiquement unis, dont toute la population parlait la même langue; il fallait que tous les obstacles à leur développement soient éliminés. C'est le fondement économique des mouvements nationaux. C'est ce que Trotsky explique en comparant la France avec l'Espagne: «Le retard du développement économique de l'Espagne a inévitablement affaibli les tendances centralistes inhérentes au capitalisme. Le déclin de la vie commerciale et industrielle des villes et des liaisons économiques entre elles a atténué la dépendance réciproque de certaines provinces. Telle est la cause principale qui n'a pas permis jusqu'à ce jour à l'Espagne bourgeoise de vaincre les tendances centrifuges de ses provinces historiques. La pauvreté des ressources nationales et le sentiment de malaise régnant dans toutes les parties du pays ne pouvaient que nourrir les tendances séparatistes. Le particularisme se manifeste en Espagne avec une force spécifique, surtout par comparaison avec sa voisine, la France, où la Grande Révolution a affermi définitivement la domination de la nation bourgeoise, une et indivisible, sur les vieilles provinces féodales» («La Révolution espagnole et les tâches communistes», 24 janvier 1931).
Le fait que même en France la question nationale n'ait pas été complètement résolue par la Révolution de 1789 est dû à sa nature même de révolution bourgeoise. De Henri III à la Révolution, tous les rois de France étaient aussi appelés «roi de Navarre», et régnaient sur la région nord-pyrénéenne du Pays basque. Après la Révolution, l'Assemblée nationale française vota l'abolition des constitutions des trois provinces basques, dont la résistance fut réprimée: la Basse Navarre, le pays de Soule et le Labourd. Le département des Basses-Pyrénées fut alors créé, incluant la région du Béarn.
Pendant la Révolution française, de 1792 à 1798, chaque département français, chaque commune, avait sa complète autonomie administrative. Cette autonomie a été détruite par le coup d'Etat de Napoléon, en 1799, qui a mis en place les préfets et la centralisation réactionnaire. La bourgeoisie française fait passer cette centralisation réactionnaire pour un acquis de la Révolution.
C'est après la débâcle de 1870 et la Commune de Paris qui a suivi, c'est-à-dire près d'un siècle après la Révolution, que la bourgeoisie a inventé le mythe selon lequel la Révolution française aurait réglé les questions nationales en France. A cette époque, la bourgeoisie française a promu l'éducation pour atteindre plusieurs objectifs. Le principal était de préparer la revanche contre les Allemands. Pour cela il fallait avoir le plus de chair à canon et rendre celle-ci la plus patriotique et chauvine possible pour aller au massacre. Ainsi l'état-major de l'armée avait fait passer une loi, en 1890, permettant à tous les immigrés Italiens, Espagnols, Allemands, etc. venus construire les chemins de fer ou travailler dans les mines (ainsi qu'à leurs enfants) d'être naturalisés. Cet embrigadement était aussi un moyen pour la bourgeoisie d'essayer d'éviter que la classe ouvrière ne recommence une nouvelle Commune. C'était aussi l'occasion de donner à la classe ouvrière l'éducation nécessaire pour la révolution industrielle.
L'école publique qui a été instituée était donc une école de chauvinisme et de patriotisme. Pour mieux préparer idéologiquement la classe ouvrière et les paysans, on a inventé le mythe de «la nation française remontant aux Gaulois». Cette nouvelle histoire de France a été inculquée à l'école où les enfants des minorités ethniques et ceux des colonies en Afrique, en Asie ou ailleurs, apprenaient que leurs ancêtres étaient les Gaulois! C'est cette histoire, créée pour les rapines impérialistes et colonialistes, qui a été colportée par la bourgeoisie et ses larbins staliniens ou sociaux-démocrates. On est loin de Valmy, de la lutte contre les réactionnaires européens qui essayaient d'écraser les avancées démocratiques dues au renversement du féodalisme par la bourgeoisie française.
Pour préparer la revanche et le massacre de la Première Guerre mondiale, la bourgeoisie devait aussi unifier le pays au niveau linguistique. Il fallait éradiquer les langues et dialectes parlés à la campagne: patriotisme et chauvinisme devaient s'exprimer dans une seule langue, le français. En 1835, plus de la moitié des maires des régions de Bayonne et de Mauléon ne parlaient pas un mot de français (et c'était aussi le cas de beaucoup d'instituteurs). Mais les instituteurs, piliers de l'école publique, étaient le fer de lance du patriotisme et du chauvinisme, le français est donc devenu obligatoire et a été imposé aux enfants. Ceux-ci subissaient toutes les punitions et vexations possibles quand ils parlaient leur langue maternelle. Mais, malgré cette politique linguistique de la bourgeoisie française, l'assimilation forcée des Basques ne s'est jamais totalement réalisée. Aujourd'hui, de toutes les provinces basques, c'est dans celles de France que l'on trouve le plus grand pourcentage de personnes parlant basque.
A l'époque de l'impérialisme, les mouvements séparatistes qui cherchent à échapper au démantèlement économique et au chaos politique provoqués par le capitalisme en déclin connaissent un nouvel élan. Comme l'écrivait Trotsky en juin 1934, «ayant utilisé la nation pour son développement, le capitalisme n'a nulle part, dans aucune région du monde, pleinement résolu le problème national» («La guerre et la IVe Internationale). C'est particulièrement vrai en Espagne, où la révolution bourgeoise fut bien plus partielle qu'en France.
En dépit d'un sens aigu de leur identité régionale et ethnique, ce n'est qu'à la fin du XIXe siècle, quand l'industrialisation rapide mena à la transformation de la société basque traditionnelle, que les provinces basques, essentiellement rurales, ont commencé à aspirer à une existence en tant que nation. Etant donné l'immigration massive d'ouvriers des Asturies, de Castille et d'ailleurs venus travailler dans les mines et les aciéries de Biscaye, les anciennes régions de langue basque étaient devenues majoritairement hispanophones. De plus, les ouvriers espagnols étaient organisés dans le PSOE et l'Union générale des travailleurs (UGT) qu'il contrôlait, organisations qui toutes les deux se déclaraient marxistes. Sabino Arana Goiri, le fondateur du nationalisme basque, avait peur de ces ouvriers influencés par l'idéologie socialiste: il s'alarmait de la menace qu'ils faisaient courir à la société bourgeoise basque, qui épousait le catholicisme extrême du Basque Ignace de Loyola, fondateur de l'ordre des Jésuites.
Le Partido Nacionalista Vasco (Parti nationaliste basque, PNV), fondé par Arana, fut dès son origine cléricaliste réactionnaire et extrêmenent chauvin. Arana considérait que les Espagnols étaient racialement inférieurs aux Basques, et il fallait démontrer que ses quatre grands-parents avaient des noms basques pour être membre de son parti. Ce parti s'opposait aussi aux mariages mixtes et réclamait l'expulsion d'Euskadi des ouvriers non-basques. Comme le centralisme madrilène était relativement fort par rapport au séparatisme basque, le PNV prit une position qui ne réclamait pas l'indépendance totale. Il put ainsi obtenir le soutien des éléments les plus importants de la bourgeoisie basque, les industriels et les élites financières de Biscaye, qui étaient favorables à une autonomie régionale au sein d'un Etat espagnol unique.
Après la chute d'Alphonse XIII et la proclamation, en 1931, de la Seconde République, le PNV convoqua une assemblée pour proclamer une République basque; elle fut empêchée par la force. Les nationalistes, qui avaient peur du prolétariat, cherchaient à s'allier à l'opposition de droite à Madrid, mais Gil Robles et Cie, ainsi que plus tard, Franco, allaient se montrer des adversaires encore plus implacables de la cause nationaliste basque que les républicains libéraux. Lorsque la Guerre civile éclata en juillet 1936 en réaction au soulèvement militaire de Franco, le PNV se retrouva donc évidemment en position équivoque: d'un côté il était sous la pression du Vatican et de l'autre sous celle des impérialistes britanniques qui craignaient pour leurs investissements en Biscaye et avaient des doutes sur la capacité de Franco à exorciser le spectre de la révolution prolétarienne. C'est le gouvernement de Madrid qui proposa alors aux Basques le statut d'autonomie, resté en suspens, afin de tenter de maintenir les Basques au sein du camp républicain. Quant aux carlistes de Navarre, qui avaient été depuis longtemps associés à la conspiration militaire, ils se joignirent à Franco et à Mola.
Contrairement à la Catalogne, au pays basque le prolétariat ne prit pas les usines. Le gouvernement basque ordonna la répression des anarchistes de la CNT et ferma leurs imprimeries. Le président Aguirre offrit d'envoyer des troupes basques à Barcelone pour y jouer le rôle de «force modératrice» vis-a-vis du mouvement ouvrier. Les dirigeants réformistes traîtres de la classe ouvrière -- staliniens, sociaux-démocrates, anarchistes -- et les centristes du POUM (Partido Obrero de Unificación Marxista, Parti ouvrier d'unification marxiste) en liant les ouvriers à leurs oppresseurs capitalistes au moyen du front populaire, étranglèrent la révolution prolétarienne en Espagne. Ils pavèrent ainsi la voie à la victoire du bonapartisme militaire franquiste. Dès qu'elle sentit qu'elle pouvait le faire, la bourgeoisie basque tendit aux franquistes les clefs des villes de Bilbao et de Donostia (San Sebastián) restées intactes.
Immédiatement après la victoire de Franco, une répression effroyable s'abattit sur toutes les forces vaincues de la République. Dans toute la péninsule, des centaines de milliers d'ouvriers furent sommairement exécutés. Les statuts d'autonomie basque et catalane furent révoqués et l'usage du catalan et de l'euskara fut interdit comme le voulait le programme franquiste de castillanisation forcée de toute la population. En 1954, le nombre de personnes parlant l'euskara était tombé de 700.000 à 525.000. Lorsque des Basques essayaient de célébrer l'Aberri Eguna, fête nationale basque, ils étaient brutalement réprimés par la Guardia Civil et la police politique. En même temps, le gouvernement basque en exil fut expulsé de Paris. Ces mesures répressives humiliaient les entrepreneurs industriels et financiers de Barcelone et Bilbao, mais elles visaient avant tout le prolétariat combatif des régions industrielles du nord, lequel avait acquis une conscience de classe.
A la mort de Franco en 1975, l'Espagne entra dans une crise pré-révolutionnaire. Une vague de grèves massives déferla dans tout le pays, accompagnée d'explosions nationalistes et régionalistes, particulièrement en Catalogne et dans les provinces basques. Comme le Portugal voisin était également dans une situation révolutionnaire, c'était le moment de galvaniser la classe ouvrière et les opprimés de toute la péninsule dans une lutte pour renverser le système capitaliste pourrissant, créer une fédération soviétique des républiques ouvrières ibériques et ouvrir la voie aux Etats-Unis socialistes d'Europe. Le pouvoir prolétarien en Espagne garantirait les droits d'autodétermination nationale des Basques, des Catalans et d'autres, et se ferait le champion de la libération des femmes, et de la cause de tous les opprimés. Malheureusement, tant en Espagne qu'au Portugal, il manquait la clé de la victoire: une direction prolétarienne authentiquement révolutionnaire et communiste.
L'ampleur de l'agitation nationaliste au nord de l'Espagne obligea la bourgeoisie à accorder une autonomie limitée aux régions basque et catalane. Quinze autres entités politiques régionales furent aussi créées, y compris un gouvernement autonome de Navarre. La Comunidad Autónoma Vasca (Communauté autonome basque, CAV) qui rassemble les trois provinces basques occidentales d'Espagne --Álava, Guipúzcoa et Biscaye -- a un certain pouvoir sur les finances. Elle possède également sa propre police, l'Ertzaintza, qui fonctionne presque comme une armée privée du PNV et qui est l'unité préférée pour réprimer les groupes nationalistes les plus radicaux. Les bourgeoisies locales utilisent le parlement régional basque d'Ajuria Enea et la Generalitat catalane comme instruments pour arracher des concessions au gouvernement central de Madrid. Mais l'oppression nationale, particulièrement des Basques, se poursuit sans répit. Entre 1990 et 1995, près de 2000 événements politiques ont été réprimés, plus de mille personnes ont été blessées dans des heurts avec la police, y compris des gens rendus aveugles par des balles en caoutchouc, et près de 800 autres ont été arrêtées sous le coup des lois antiterroristes. Plus de 500 prisonniers membres de l'ETA ont été dispersés dans les prisons d'Espagne et ne sont même pas autorisés à communiquer en euskara avec les membres de leur famille!
Le front populaire contre le peuple basque en France...
Quand, en octobre 1983, le PSOE de Felipe González est devenu le premier gouvernement de «gauche» d'Espagne depuis la Guerre civile, il s'est immédiatement mis à collaborer avec l'administration de Mitterrand en France pour écraser les séparatistes basques. Sous les premiers gouvernements de front populaire de Mitterrand, de 1983 à 1987, le GAL, avec la complicité de divers services de l'Etat français, a fait 27 morts et 30 blessés parmi les membres de l'ETA réfugiés et la population du Pays basque Nord. Puis il y a eu les rafles et les extraditions vers l'Espagne, où la torture des nationalistes basques est monnaie courante, allant de pair avec la présence policière par habitant la plus importante de toutes les régions de France (cf. le Pouvoir français et la question basque (1981-1993) de P. Cassan, 1996). Cette politique est maintenue aujourd'hui par le gouvernement capitaliste Jospin-Gayssot-Chevènement. Chevènement, l'ultra-chauvin ministre de l'Intérieur, a négocié avec son homologue espagnol, fin 1997, de continuer les extraditions de réfugiés de l'ETA en échange du renforcement du contrôle des frontières au Sud de l'Espagne (ce qui veut dire qu'encore plus d'ouvriers marocains se noient dans le détroit de Gibraltar en essayant de pénétrer la forteresse Europe raciste). Et il vient de signer un nouvel ordre d'extradition à l'encontre d'un dirigeant historique de l'ETA, José Luis Ansola-Larranaga.
Le PCF est dans le gouvernement de front populaire tout comme il l'était en 1984, quand Marchais, secrétaire général, s'était insurgé contre un historien soviétique qui parlait des divers peuples de France: «Pour nous, [...] tout homme ou toute femme qui a la citoyenneté française est français. La France n'est pas un pays multiethnique. C'est un seul pays, une seule nation, un seul peuple, le produit d'une longue histoire» (cité par James E. Jacob dans Hills of conflict: Basque Nationalism in France, 1994). La défense de «la République une et indivisible» n'est qu'une couverture pour le chauvinisme et la répression de l'Etat centralisateur français. S'accrocher au mythe que les questions nationales auraient été réglées par la Révolution française ne peut mener qu'au soutien à l'Etat centralisateur français, au chauvinisme et à la négation du droit à l'autodétermination. Le PCF véhicule ce mythe dans le mouvement ouvrier français et toute l'extrême gauche le partage à sa suite. Même la LTF reconnaissait le droit à l'autodétermination pour les Basques en Espagne, mais refusait ce droit au Pays basque du Nord, la partie du Pays basque en France. Cette position a été examinée et rectifiée lors de notre dernière conférence pour appeler au droit à l'autodétermination du peuple basque au Sud et au Nord des Pyrénées (cf. notre brochure la Lutte pour une section française de la LCI dans le monde post-soviétique).
...et en Espagne
Les positions de chauvinisme castillan des principaux partis ouvriers réformistes d'Espagne font écho au mot d'ordre franquiste d'«Espagne une et indivisible»; mais ces positions sont aussi celles de groupes soi-disant d' «extrême gauche» comme le groupe Militante de Ted Grant en Espagne ainsi que la Ligue socialiste des travailleurs (LST) moréniste française. Un tract diffusé par El Militante peu après l'assassinat de Blanco Garrido porte le titre scandaleux «Contre le terrorisme de l'ETA. Contre le terrorisme d'Etat», comme si les deux terrorismes étaient équivalents, expliquant: «La défense du droit à l'autodétermination doit également être une revendication de l'ensemble de la classe ouvrière, droit qui n'implique pas le droit à l'indépendance. Les marxistes sont contre l'indépendance de l'Euskadi en ce moment parce qu'elle ne résoudrait pas les problèmes de la classe ouvrière basque ni ceux de la classe ouvrière du reste de l'Etat, mais ce que nous voulons c'est une union libre des peuples.»
Cette ligne de capitulation au chauvinisme castillan dominant est partagée par les économistes de Lutte ouvrière (LO) et de Voix des travailleurs (VdT). A propos de l'assassinat de Miguel Angel Blanco Garrido, VdT met sur le même plan l'Etat espagnol et l'ETA, sous le titre «L'Etat espagnol et ETA: les mêmes méthodes et le même mépris de la population» (VdT n°22, 18 décembre 1997). Quant à LO, elle dénonce l'ETA et parle d'«actes terroristes odieux et barbares qui suscitent à juste titre l'écoeurement et l'indignation» (Lutte Ouvrière n°1543). LO a accusé l'ETA et tous les autres nationalistes (basques, catalans, andalous, galiciens ou autres) de «faire une propagande nationaliste réactionnaire qui contribue à diviser la classe ouvrière» et mettre «les travailleurs à la traîne de la bourgeoisie de chaque région et à les dresser les uns contre les autres en invoquant de ridicules frontières régionales héritées d'un autre âge, voire complètement artificielles» (Lutte de classe n°29, octobre 1997).
Avec de telles déclarations, on ne peut que rappeler cette phrase de Lénine: «Marx interroge un socialiste d'une nation qui en opprime d'autres sur son attitude à l'égard d'une nation opprimée, et il découvre aussitôt le défaut commun aux socialistes des nations dominantes (anglaise et russe): incompréhension de leurs devoirs de socialistes à l'égard des nations asservies, rabâchage de préjugés empruntés à la bourgeoisie de la "grande nation dominante"» («Du droit des nations à disposer d'elles-mêmes», février-mai 1914). LO ne s'en prend pas à la bourgeoisie espagnole qui opprime les minorités nationales; LO prend part aux campagnes chauvines française et castillane anti-ETA qui sont menées côte à côte par le PP, le PSOE, le PCE et la bourgeoisie basque en Espagne, et par le gouvernement Jospin-Gayssot en France; et bien sûr, LO n'appelle pas à l'autodétermination pour le peuple basque.
Ces lignes chauvines sont tout à l'opposé de celle de Lénine et du marxisme authentique. Dans «La révolution socialiste et le droit des nations à disposer d'elles-mêmes» (1916), Lénine écrit: «Le droit des nations à disposer d'elles-mêmes signifie exclusivement leur droit à l'indépendance politique, à la libre séparation politique d'avec la nation qui les opprime.»
Pour la France, LO n'a jamais appelé au droit à l'autodétermination pour les minorités nationales (sauf pour la Corse). Dans une polémique contre la Ligue communiste (prédécesseur de la LCR) qui parle des «régionalistes», LO donne sa version du mythe de la Révolution française qui aurait réglé les questions nationales en France: «Les efforts des rois capétiens pour agrandir leur domaine et pour étendre leur pouvoir, comme le développement de la bourgeoisie qui s'est effectué dans leur ombre, ont effectivement été le point de départ de la formation d'une nation française, alors que les nations occitane ou bretonne n'ont jamais existé, en tant que telles, que dans la tête de quelques intellectuels nostalgiques» (Lutte de classes n°11, juin 1973). LO règle le problème: seule la nation française existe. Et, dans Lutte de classes n°4 (novembre 1986), LO trouve l'ETA «maximaliste» parce qu'«ETA revendique les provinces françaises du Labourd et de la Soule».
El Militante atteint des sommets de stupidité réformiste lorsqu'il demande à la gauche unie et au PSOE d'«adopter un programme authentiquement marxiste par rapport à la question nationale et aux autres questions de classe» et qu'il réclame le contrôle ouvrier sur la Guardia Civil et les écoles de formation de l'armée espagnole! L'idée que le coeur de l'Etat capitaliste-- l'armée et la police -- puisse être mis sous «contrôle ouvrier» au lieu de devoir être détruit par l'insurrection révolutionnaire du prolétariat, c'est le refrain des réformistes depuis l'époque de Karl Marx. Les partisans de Grant ne font ici que répéter la position qu'ils partagent avec des organisations telles que le groupe cliffiste Socialismo Internacional, suivant laquelle les flics et les gardiens de prison sont des «ouvriers en uniforme».
L'histoire de l'Espagne, par exemple pendant les Journées de mai à Barcelone en 1937 quand les asaltos républicains agirent comme des troupes d'assaut contre-révolutionnaires contre le prolétariat insurrectionnel, a montré combien la politique de confiance dans une police bourgeoise «réformée et démocratique» est suicidaire. L'armée espagnole, avec à sa tête le roi bourbon Juan Carlos, successeur choisi de Franco, est l'ennemi le plus implacable de la classe ouvrière et des minorités nationales. Le tejerazo de 1981, une tentative de coup d'Etat perpétrée par des éléments de la Guardia Civil et des généraux de l'armée, visait entre autres objectifs de mettre un terme aux concessions faites aux nationalistes, ce qui a été accompli, pour l'essentiel, avec la promulgation, peu après, de la LOAPA, une loi conçue pour «harmoniser» le processus d'autonomie.
Les cliffistes de Socialismo Internacional dénoncent la politique «désastreuse» de l'ETA à qui ils reprochent de «ne prêter aucune attention au rejet massif» de l'assassinat de Blanco Garrido, se solidarisant par là avec les participants aux manifestations «massives» anti-ETA auxquelles participait une frange fasciste. Le Partido Revolucionario de los Trabajadores (PRT) moréniste dénonce lui aussi les «terroristes» de l'ETA et de HB. Le PRT milite pour une république basque sans préciser son caractère de classe (qui est donc bourgeois) et, dans une brochure spécialement consacrée à l'Euskadi (22 février 1997), s'est associé à la campagne hystérique de la presse bourgeoise en exigeant que l'ETA libère l'un de ses otages, l'officier des prisons Ortega Lara. Son organisation française soeur, la Ligue socialiste des travailleurs (LST), est allée jusqu'à dire que la bourgeoisie espagnole avait «pour l'essentiel» résolu la question nationale dans la péninsule. Dans l'univers de contes de fées des morénistes, «les langues basque et catalane non seulement sont reconnues et leur usage encouragé, mais les parlements autonomes sont élus sur la base du suffrage universel [...]. Ainsi certaines revendications nationales ont été de fait satisfaites par la bourgeoisie.» La LST s'abstient notoirement de revendiquer le droit d'autodétermination pour les Basques d'Espagne et encore moins pour ceux de France; ce groupe s'est récemment dissous dans l'organisation française Voix des Travailleurs qui n'a pas de position connue sur les colonies de son propre impérialisme. Pour les morénistes, l'ennemi principal est l'ETA qu'ils accusent de «barbarie» et «d'aggraver la confusion dans l'esprit de beaucoup d'ouvriers et de jeunes» (Coordination, 1er septembre 1997).
Dans un tract daté du 14 juillet 1997, le Partido Obrero Revolucionario (POR) ex-varguiste appelait à une solution politique négociée dans le Pays basque et exprimait sa «compréhension» à l'égard des participants aux manifestations réactionnaires anti-ETA ainsi que son opposition aux attaques contre les membres du PP. L'«alternative démocratique» proposée par les nationalistes petits-bourgeois de l'ETA, c'est une «solution politique négociée» appelée aussi «alternative KAS», à savoir l'appel à une Euskadi indépendante bourgeoise. Le POR se met à la remorque de HB, le caractérisant de «meilleur représentant du peuple basque» tout en refusant de le défendre contre la chasse aux sorcières menée contre lui. Il faut dire que POR fait partie de l'Unitat d'Esquerres catalane, qui est partie intégrante du front populaire de l'Izquierda Unida, lui-même partie intégrante du pacte d'Ajuria Enea, l'initiateur de la chasse aux sorcières.
L'ETA a été fondée dans les années 1950 par un groupe de jeunes du PNV, désillusionnés par la timide opposition de leur parti à la dictature. Au milieu des années 1970, lorsque les luttes de la classe ouvrière reprirent, il y eut une polarisation au sein de l'ETA qui commença à invoquer le prolétariat du bout des lèvres, allant même jusqu'à se proclamer marxiste à son 4e congrès. Mais au moment de son cinquieme congrès, l'ETA en était à exclure les sections qui «tentaient de construire un parti ouvrier avec une dimension espagnole». La fusion de la Liga Comunista Revolucionaria avec une section de l'ETA l'aida à s'affermir comme l'une des plus grosses sections du Secrétariat unifié pseudo-trotskyste d'Ernest Mandel. Pourtant aujourd'hui, Zutik, vestige de la LCR dans le Pays basque, s'est joint lui aussi à la campagne anti-ETA.
La trahison des réformistes et des centristes qui ont dévoyé les luttes de la classe ouvrière des années 1930 et 1970 a laissé le champ libre aux nationalistes petits-bourgeois tels que HB qui recrute des jeunes combatifs mais ne peut envisager qu'une autonomie basque gracieusement accordée par l'Union européenne. Il est ridicule de suggérer que le peuple basque puisse acquérir sa liberté des impérialistes français qui oppriment brutalement la population basque ainsi que les autres minorités nationales et ethniques en France, ou de la bourgeoisie allemande qui a annihilé Guernica. Au cours des derniers mois, le gouvernement Aznar a obtenu la collaboration tant de la France que de l'Allemagne dans la «lutte contre le terrorisme». En échange de l'expulsion de suspects de l'ETA, le gouvernement français exige des actions énergiques contre les «intégristes islamiques» ainsi que l'arrêt de l'immigration en provenance du Maghreb et d'ailleurs. La forteresse Europe ne s'attaque pas seulement aux demandeurs d'asile désespérés comme les Kurdes fuyant la terreur de l'armée turque, elle est aussi contre les minorités nationales au sein même de l'Union européenne. Le programme maximum de Herri Batasuna est la prétendue alternative KAS, qui se contente d'appeler à l'amnistie et à un nouveau statut pour les quatre provinces basques d'Espagne.
Ce qu'il y a derrière la répression dans le Pays basque, c'est une attaque de grande envergure contre la classe ouvrière du pays tout entier par une bourgeoisie espagnole qui cherche à se tailler une niche dans la forteresse Europe raciste. Comme dans les autres pays européens, le système de sécurité sociale est en train d'être démantelé à la suite de l'effondrement de l'URSS et des Etats ouvriers déformés d'Europe de l'Est. Un plan de privatisation à grande échelle a provoqué des licenciements massifs dans un pays qui avait déjà le taux de chômage le plus élevé d'Europe occidentale. Dans le Pays basque la destruction de l'industrie et le déclin économique ont exacerbé les sentiments nationalistes. Il y a eu une fuite de capitaux d'Euskadi et beaucoup de délocalisations d'industries basques vers des marchés plus lucratifs. Le chômage est près de 25% supérieur à celui du reste de l'Espagne et atteint le chiffre scandaleux de 53,4% parmi les jeunes de moins de 24 ans.
Les luttes ouvrières des années 1930 et 1970 ont montré que la solution à la question nationale en Espagne est inextricablement liée à la lutte pour le pouvoir ouvrier dans toute la péninsule. Les trotskystes défendent le droit à l'autodétermination des nationalités opprimées de l'Etat espagnol, ce qui veut dire leur droit de former des Etats séparés. Seul un parti d'avant-garde léniniste qui défend ce droit démocratique sera capable d'unir les Basques et les Catalans aux ouvriers de tout le pays, et au-delà des Pyrénées, en France, dans une lutte commune pour la révolution ouvrière qui balaiera l'héritage du franquisme en renversant la bourgeoisie espagnole, y compris ses composantes basque et catalane, et en constituant un gouvernement ouvrier.
A bas la chasse aux sorcières contre les nationalistes basques! Libérez la Mesa Nacional de Herri Batasuna! Défense du droit à l'autodétermination du peuple basque! Pour un parti trotskyste en Espagne, partie intégrante d'une Quatrième Internationale reforgée!