L’anarchisme et la guerre impérialiste
Reproduit du Bolchévik n° 165, septembre 2003
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Pour lutter contre la guerre et les exactions capitalistes, les ouvriers ont besoin d’un parti révolutionnaire, pas d’un ramassis de pseudo-militants de gauche qui les enchaînent à l’ennemi de classe. Comme l’expliquait V.I. Lénine, le dirigeant de la révolution bolchévique de 1917, pendant la Première Guerre mondiale, dans le Socialisme et la guerre :
« L’unité avec les opportunistes, n’étant rien d’autre que la scission du prolétariat révolutionnaire de tous les pays, marque en fait, aujourd’hui, la subordination de la classe ouvrière à “sa” bourgeoisie nationale, l’alliance avec celle-ci en vue d’opprimer d’autres nations et de lutter pour les privilèges impérialistes. »
Lénine insistait qu’une scission décisive avec les opportunistes était la condition nécessaire pour que le prolétariat fasse avancer ses propres intérêts de classe et lutte pour son propre pouvoir de classe.
Les organisateurs « socialistes » des coalitions antiguerre d’aujourd’hui, et notamment International Socialists, sont précisément à la recherche du genre d’« unité » que Lénine condamnait si nettement. Ils font tout un plat de la réputation « antiguerre » du New Democratic Party [NDP – Nouveau Parti démocrate, social-démocrate] et dissimulent ses crimes, offrent une tribune aux apparatchiks du NDP comme Layton, McDonough et Svend Robinson. La perspective des IS, loin de la lutte prolétarienne contre les différentes classes capitalistes nationales, c’est que les dirigeants du Canada et de l’Europe de l’Ouest tiennent tête aux Etats-Unis.
A la gauche des groupes loyaux au NDP comme les IS, on trouve une série d’organisations anarchistes et d’« action directe ». Un tract récent d’Anti-Authoritarian Anti-War Toronto [Antiguerre anti-autoritaire de Toronto], intitulé « Lutte de classe contre la machine de travail/guerre ! », attaque violemment les coalitions antiguerre locales CSW/TCASWI, dans lesquelles les IS jouent un rôle dirigeant :
« Loin de s’opposer aux structures politiques, sociales et économiques qui créent la guerre (c’est-à-dire au capitalisme), TCASWI défend la position réactionnaire/pacifiste que la société capitaliste peut exister sans guerre, en d’autres termes, avec la paix capitaliste [¼].
« Le rôle de CSW/TCASWI a été de pacifier et de paralyser une opposition ouvrière autonome en la canalisant dans une activité qui légitime l’existence du capital, de l’Etat et par conséquent de la guerre. »
Tout cela est vrai. Pourtant ce même tract dénonce l’appel de la Ligue trotskyste à défendre militairement l’Irak sans donner aucun soutien politique au régime odieux de Saddam Hussein. « Quelle est la différence entre “défense militaire” et “soutien politique” ? », demande le tract, avant de poursuivre :
« Bien sûr, il n’y en a aucune [¼]. Si la guerre est la politique par d’autres moyens, alors la “défense militaire” n’est rien d’autre qu’un “soutien politique” par d’autres moyens. La théorie défensiste “de gauche” n’est rien d’autre qu’un appel à peine voilé à soutenir une machine de guerre capitaliste qui tue des ouvriers. »
La distinction entre défense militaire et soutien politique – qu’il s’agisse d’une organisation ouvrière dans le collimateur des capitalistes, ou de peuples et de pays entiers piétinés par l’impérialisme – est cruciale pour faire avancer les intérêts du prolétariat et des opprimés. C’est ainsi que nous sommes du côté de l’Ontario Coalition Against Poverty (OCAP – Coalition Ontario contre la pauvreté) contre les attaques odieuses de l’Etat malgré nos désacords politiques. Nous défendons les syndicats ouvriers et les piquets de grève contre les attaques des briseurs de grève, du patron et de l’Etat, tout en luttant politiquement contre les dirigeants syndicaux procapitalistes traîtres. La raison est simple : une défaite pour l’OCAP, ou la répression contre un syndicat, c’est une attaque contre tous ceux qui veulent défier les dirigeants capitalistes, tandis que leurs victoires feront avancer la lutte de classe.
De la même manière, si l’Irak néocolonial est écrasé par les Etats-Unis et leurs alliés, cela renforcera les impérialistes et les enhardira un peu plus à se lancer dans de nouvelles agressions et conquêtes sanglantes. C’est pourquoi ce serait un coup terrible pour les luttes des travailleurs d’Irak et de tout le monde néocolonial contre les ravages de l’ impérialisme et contre leurs dirigeants capitalistes locaux, qui sont liés et subordonnés aux impérialistes.
Tirer un trait d’égalité, comme le font les anarchistes, entre la défense militaire d’un pays néocolonial faible et le soutien politique à ses dirigeants, c’est faire écho au mensonge des impérialistes comme quoi s’opposer à leur guerre signifie soutenir Saddam Hussein. Nous sommes avec le peuple irakien contre ses dirigeants sanguinaires qui, avec la complicité de Washington, ont massacré les communistes irakiens et mené une effroyable guerre de terreur contre le peuple kurde opprimé. De fait, jusqu’à ce que Saddam Hussein envahisse le Koweït en 1990, les impérialistes restaient silencieux sur ses nombreux crimes. Un parti révolutionnaire en Irak ferait de l’agitation pour une guerre révolutionnaire pour défendre le pays contre l’impérialisme. Il chercherait à fournir une direction à la résistance du peuple irakien contre la classe dirigeante irakienne tout entière, qu’il s’agisse des baasistes au pouvoir ou du gang d’exilés qu’entretient la CIA.
Le tract anarchiste se termine par le mot d’ordre « Pas de guerre entre les nations ! Pas de paix entre les classes ! », qui est aussi celui de la North Eastern Federation of Anarcho-Communists (NEFAC – Fédération anarcho-communiste du Nord-Est) à Montréal et au Québec. Ca peut sembler radical, mais c’est une justification pour le neutralisme et un aveu d’impuissance face au carnage impérialiste. La logique en est au bout du compte chauvine. Toutes les nations ne sont pas égales. Certaines portent la botte impérialiste ; d’autres, assujetties par l’impérialisme, sont piétinées par elle. Ces anarchistes auraient-ils été neutres dans les conflits entre l’Empire britannique et sa colonie indienne ? Entre les sanguinaires impérialistes français et l’Algérie ?
Et quid de la lutte des Palestiniens contre la terreur d’Etat sioniste, sur laquelle leur déclaration ne dit mot ? Certains éléments de la NEFAC, qui déclarent que « l’anarchisme crache sur tous les nationalismes », dénoncent l’appel à défendre les Palestiniens et sont contre la lutte élémentaire pour leur autodétermination (voir Ryan McCarthy, « Les anarchistes et la Palestine : lutte de classe ou front populaire ? », A-Infos News Service). Cette déclaration cite les trahisons bien réelles de la direction nationaliste de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) pour justifier son refus de prendre fait et cause pour les Palestiniens opprimés contre leurs oppresseurs. Donc ceux qui pourraient avoir de meilleures impulsions que de gober le nationalisme bourgeois arabe se retrouvent sur le bas-côté au moment même où la survie du peuple palestinien est en jeu, alors que les assassins sionistes s’apprêtent à utiliser le début imminent de la guerre américaine en Irak comme le signal pour chasser les masses palestiniennes opprimées hors du « grand Israël ».
Nous, trotskystes, défendons militairement le peuple palestinien contre la terreur sioniste, sans faire politiquement aucun quartier aux régimes arabes bourgeois, aux nationalistes laïques de l’OLP ou aux intégristes islamiques qui sont passés au premier plan au fur et à mesure que la banqueroute de l’OLP était démontrée. Dans les manifestations antiguerre, la Ligue trotskyste a fièrement brandi notre banderole qui proclamait : Défense du peuple palestinien ! Non à l’intervention des USA, du Canada et de l’ONU ! Pour une fédération socialiste du Proche-Orient !
La révolution espagnole des années 1930 illustre puissamment la banqueroute politique de l’anarchisme, s’ agissant à la fois de la distinction entre soutien militaire et politique et de la défense des peuples opprimés par l’ impérialisme. Les trotskystes avaient rejoint les forces républicaines pour combattre les réactionnaires franquistes, sans donner aucun soutien au gouvernement capitaliste « démocratique ». D’un bout à l’autre, les trotskystes ont combattu pour la mobilisation indépendante du prolétariat qui était nécessaire pour le programme de la révolution socialiste contre la bourgeoisie espagnole. A l’inverse, les dirigeants trompeurs de la classe ouvrière – dont la grande et influente organisation anarchiste qu’était la CNT/FAI – ont subordonné politiquement les ouvriers aux forces capitalistes républicaines. Fin 1936, les dirigeants de la CNT ont commis une trahison de classe en entrant dans le gouvernement capitaliste. Refusant de lutter pour le pouvoir prolétarien, ils ont ainsi condamné la révolution, conduisant à la victoire de Franco.
L’incapacité des anarchistes à prendre fait et cause pour le peuple opprimé du Maroc espagnol contre ses maîtres coloniaux fut particulièrement traître. Le gouvernement républicain, auquel la CNT participait, refusa d’accorder l’ indépendance au Maroc. Loin de s’opposer à cela, les porte-parole anarchistes se firent l’écho d’un nationalisme grossier et des sentiments patriotiques contre le peuple marocain. Une campagne intransigeante pour l’indépendance du Maroc aurait sapé une base de soutien des franquistes et porté également un coup aux colonialistes français et britanniques. Il s’avéra que cette loyauté chauvine envers l’oppresseur impérialiste contribua à la défaite de la révolution.
Les éventuels éléments de gauche parmi les anarchistes d’aujourd’hui, dépourvus d’un programme qui exprime les intérêts indépendants de la classe ouvrière, finissent par se tenir à l’écart quand les plus grands impérialistes sur la planète font pleuvoir la mort et la destruction sur les masses laborieuses du « tiers-monde ». Notre appel à défendre l’Irak contre l’impérialisme vise avant tout la classe ouvrière ici, dans ce pays, que nous cherchons à rassembler dans une lutte de classe contre les fauteurs de guerre impérialistes. Comme le dirigeant révolutionnaire Léon Trotsky l’expliquait en 1938 dans le document fondateur de la Quatrième Internationale, « En aidant une guerre juste et progressiste, le prolétariat révolutionnaire conquiert les sympathies des travailleurs des colonies » ; en même temps, cela renforce la capacité de lutte pour le renversement des maîtres impérialistes.
Pour l’internationalisme révolutionnaire prolétarien !
L’indifférence anarchiste envers l’oppression nationale se manifeste aussi au Canada dans l’opposition de groupes comme la NEFAC à l’indépendance du Québec. La classe ouvrière de ce pays est profondément divisée suivant des lignes de fracture nationales, le résultat de plus de deux siècles d’asservissement des Québécois francophones par la classe dirigeante anglophone dominante. Ceci sert depuis longtemps à saper la lutte prolétarienne contre le capitalisme. A leur manière, les manifestations antiguerre du 15 février reflétaient cette profonde division nationale. Tandis qu’au Canada anglais les manifestations étaient inondées de drapeaux à la feuille d’érable [drapeau du Canada], le drapeau fleurdelysé [drapeau du Québec] était omniprésent dans la grande manifestation de Montréal, avec une importante participation syndicale. Tout à l’opposé des anarchistes (et du reste de la gauche), la Ligue trotskyste a fait clairement ressortir l’appel pour l’ indépendance du Québec dans les manifestations antiguerre. C’est crucial pour se démarquer du chauvinisme anglophone dominant, et plus généralement pour ôter la question nationale de l’ordre du jour, déblayant ainsi la voie pour la lutte de classe à la fois contre la bourgeoisie canadienne anglaise et contre la bourgeoisie québécoise.
Notre combat pour la lutte de classe contre la classe dirigeante de ce pays vise à aller à l’encontre du nationalisme du « bon Canada » des capitalistes, en faisant prendre conscience aux travailleurs qu’eux seuls ont la puissance sociale nécessaire pour en finir avec le système impérialiste par la révolution ouvrière. Cette perspective requiert de rompre de façon décisive avec les sociaux-démocrates du NDP et les dirigeants syndicaux traîtres. Ceux-ci, loin de représenter un pas partiel vers le socialisme, sont un obstacle qui maintient les travailleurs enchaînés à leurs propres exploiteurs.
C’est la classe ouvrière – hommes et femmes, immigrés et nés ici, Canadiens anglais et Québécois – qui fait tourner les rouages de cette société. La « guerre contre le terrorisme » des capitalistes a massivement accru les pouvoirs de répression de l’Etat contre les immigrés et les réfugiés. Dans un avenir assez proche, tout ceci vise la classe ouvrière et ses organisations. Déjà, les nouvelles mesures de « sécurité » soumettent les travailleurs des ports à une surveillance accrue et à une répression antisyndicale. L’intérêt direct de la classe ouvrière, avec son importante et stratégique composante immigrée, est de s’opposer dans tous les domaines aux exactions du pouvoir capitaliste, de la guerre contre l’Irak à la guerre contre les travailleurs et les immigrés dans ce pays.
Il y a beaucoup de colère parmi les travailleurs, à la fois à cause des attaques incessantes contre l’emploi et les programmes sociaux, et contre la guerre qui s’annonce. Lors d’une manifestation syndicale contre les coupes sombres dans les soins médicaux qui a rassemblé 2 000 personnes le 1er mars à Vancouver, des membres du Hospital Employee Union [syndicat des travailleurs hospitaliers], qui compte dans ses rangs de nombreux immigrés, se sont arraché notre journal où figurait en bonne place un article sur les luttes ouvrières en Italie contre la guerre. L’impact de la puissance sociale collective du mouvement ouvrier, mobilisé dans des grèves en opposition politique à cette guerre, serait immense. Une telle opposition à l’impérialisme, basée sur une perspective anticapitaliste, modifierait profondément le paysage politique en faveur des travailleurs et des opprimés.
Les groupes de gauche réformistes, comme les IS, mettent fièrement en avant le rôle qu’ils jouent pour construire l’« unité » large du mouvement antiguerre. James Burnham, un dirigeant du Workers Party qui était alors l’organisation trotskyste américaine, argumentait en 1936 dans sa brochure « La guerre et les travailleurs » :
« De supposer donc que les révolutionnaires puissent sortir un “programme contre la guerre” en commun avec des non-révolutionnaires est une illusion fatale. Toute organisation se basant sur un tel programme n’est pas seulement impuissante à empêcher la guerre ; en pratique, elle agit pour promouvoir la guerre, à la fois parce qu’elle sert à sa façon à maintenir le système qui engendre la guerre, et parce qu’elle dévie l’attention de ses membres du combat réel contre la guerre. Il n’y a qu’un seul programme contre la guerre : le programme pour la révolution – le programme du parti révolutionnaire des ouvriers. »
Pour que la vague actuelle d’opposition à la guerre ne soit pas gaspillée dans un mouvement « antiguerre » qui, au mieux, maintiendra le statu quo impérialiste raciste, elle doit être dirigée contre les exploiteurs capitalistes. Notre objectif est de construire un parti ouvrier révolutionnaire qui fusionnera l’opposition ouvrière à la guerre et le mécontentement qui couve par rapport aux attaques incessantes des capitalistes contre les travailleurs, les immigrés et tous les opprimés. Alors que les rivalités entre les puissances impérialistes s’intensifient avec une rapidité terrifiante, de futures guerres de grande ampleur se dessinent à l’horizon, des guerres qui impliqueront toutes les puissances impérialistes et feront peser la menace d’un holocauste nucléaire. Seule une révolution socialiste mondiale peut sauver l’humanité de cette barbarie.