1954 : Début de la guerre d’Algérie
1962 : Défaite de l’impérialisme français
A bas l’impérialisme français !
Reproduit du Bolchévik n° 170, décembre 2004
L’article ci-dessous est basé sur une présentation de Gérard Lenny, membre du Comité central de la LTF, lors d’un meeting public de la LTF à Paris le 4 novembre dernier pour commémorer le cinquantenaire du déclenchement de la guerre d’Algérie. La présentation a été revue pour publication.
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Comme vous avez pu le voir on assiste à un véritable déferlement médiatique autour du cinquantième anniversaire du début de la guerre d’Algérie. Dans la presse bourgeoise – par exemple dans le supplément du Monde du 28 octobre – on vous y met sur un même plan la violence meurtrière de l’Etat français qui a fait plus d’un million de victimes et celle du FLN. On vous présente les harkis – les Algériens traîtres qui servaient de troupes supplétives en Algérie et en métropole à la bourgeoisie française dans sa sale guerre coloniale – comme des « victimes » de cette guerre au même titre que les combattants algériens. On vous y présente la guerre d’Algérie comme une guerre « subversive », du même type que la guerre civile des années 1990 entre le régime militaire algérien et les islamistes.
La vérité c’est que la guerre d’Algérie était une guerre de libération nationale qui a mis un terme à plus de cent trente ans de pouvoir colonial raciste français. Pendant plus de cent trente ans, la bourgeoisie française a pratiqué en Algérie des massacres à grande échelle, le viol, la torture contre les populations indigènes qui étaient considérées et traitées comme des « sous-hommes ». L’Algérie était considérée comme le « fleuron » de l’empire colonial français. Cette guerre a commencé le 1er novembre 1954, tout juste six mois après que 1’impérialisme français avait été écrasé à Dien Bien Phu par les héroïques combattants vietnamiens, ce qui a inspiré les nationalistes algériens. En 1962, la guerre d’Algérie se terminait par la victoire du peuple algérien contre l’impérialisme français. Nous sommes ici, ce soir, pour saluer cette victoire.
Nous étions sans ambiguïté du côté des nationalistes algériens contre le colonialisme français, mais nous n’accordions aucun soutien à la politique des nationalistes. Nous partons en effet d’un point de vue prolétarien, internationaliste et révolutionnaire. Donc notre programme ce n’est pas seulement la libération nationale, mais l’émancipation de toute l’humanité du joug du capital, qu’il soit français, algérien ou autre, par une révolution socialiste. La guerre de libération nationale algérienne était un énorme mouvement social qui a gagné l’indépendance par rapport au colonialisme français, et pourtant le pays n’a pas vraiment acquis une indépendance réelle vis-à-vis des impérialistes, parce qu’il est resté sur une base capitaliste. Notre réponse à ces contradictions c’est un tout autre alignement des classes sociales, avec le prolétariat qui prend le pouvoir et qui étend la révolution en France, au reste de l’Afrique du Nord et ailleurs en Afrique. C’est la perspective trotskyste de la « révolution permanente ».
Le Front de libération nationale algérien (FLN), une fois au pouvoir en 1962, a établi un régime capitaliste qui n’a jamais été « socialiste » même sous Boumediène. Le secteur étatique devait simplement jeter les bases sur lesquelles pourrait se développer une bourgeoisie nationale algérienne ; il a été partiellement démantelé depuis sans que le caractère du système social algérien et de l’Etat ne change. On voit aujourd’hui la faillite complète du nationalisme algérien. C’est un gouvernement FLN qui a mis en place la charia contre les femmes en 1984, et qui a tué des centaines de jeunes manifestants en 1988, ouvrant la voie à une sanglante guerre civile avec les intégristes islamiques. Aujourd’hui le néocolonialisme pille l’Algérie, 1’Etat brutalise les ouvriers en lutte, il y a des millions de chômeurs, les minorités comme les Berbères sont opprimées, les femmes subissent une cruelle oppression et les islamistes et leur programme réactionnaire profitent de la situation pour faire régner leur terreur.
Le système capitaliste d’exploitation, et cela s’appliquait aussi à l’Algérie coloniale capitaliste, est fondamentalement déterminé par le conflit entre les travailleurs, qui produisent toutes les richesses, et les capitalistes, qui détiennent les moyens de production (les usines, moyens de transport et communication, etc.) et qui, à ce titre, s’approprient en toute légalité les richesses produites par les travailleurs en sus de leur salaire direct et indirect. Ce sont les ouvriers qui, de par leur position dans le système capitaliste de production, ont eux seuls la force sociale et l’intérêt historique pour renverser ce système, au travers d’une révolution ouvrière.
Les ouvriers russes, dirigés par le Parti bolchévique de Lénine et Trotsky, ont montré la voie en octobre 1917 et c’est leur expérience qui nous sert de guide encore aujourd’hui pour lutter pour de semblables révolutions : ils ont exproprié les capitalistes et affranchi les peuples et les nationalités opprimés par l’autocratie tsariste et les capitalistes russes.
La dégénérescence ultérieure de la Révolution russe est une question que je ne peux pas aborder ici, sauf pour dire que ce sont nous les trotskystes qui seuls avons lutté jusqu’au bout pour préserver et étendre les acquis de la révolution d’Octobre, contre les impérialistes capitalistes. Nous avons lutté pour une révolution politique prolétarienne contre la caste parasitaire stalinienne qui avait usurpé le pouvoir politique à partir de 1924 et qui porte la responsabilité ultime pour la contre-révolution capitaliste en URSS en 1991-1992.
Le FLN et la lutte des classes en Algérie
Donc, quelle était la situation du prolétariat algérien dans les années 1950 ? Ce qu’on avait c’est un prolétariat avec un niveau assez élevé de conscience politique et de classe. Beaucoup d’ouvriers étaient influencés par les idées du communisme et du syndicalisme. Pas mal d’ouvriers avaient travaillé en France auparavant et avaient été influencés par la CGT. Il y a pas mal d’exemples d’actions de classe des dockers, notamment d’Alger, d’Oran et d’autres ports qui ont refusé de débarquer du matériel militaire au moment de la guerre d’Indochine. Pour ne donner qu’un exemple : à son congrès de 1950 la CGT algérienne annonçait que les dockers avaient jusque-là refusé de charger 20 bateaux contenant du matériel militaire prévu pour la guerre d’Indochine.
Maintenant je veux aussi souligner qu’en tant que tel le prolétariat était numériquement assez faible en Algérie même, et assez typique d’une colonie. Les secteurs les plus développés étaient l’administration étatique et les industries liées à l’extraction et à l’acheminement vers la France des richesses du pays. Les syndicats algériens reposaient surtout sur les chemins de fer, les trams, les dockers, les employés municipaux et autres employés du secteur public. En 1954 il y avait seulement 50 entreprises de plus de 500 salariés et 400 de plus de 100 salariés. Il y avait un important secteur agricole produisant pour le marché capitaliste, mais une grande partie du prolétariat agricole était précaire et saisonnier.
Mais il faut avoir en tête qu’il y avait en France, d’après l’historien Benjamin Stora, 200 000 ouvriers algériens au début de la guerre et 400 000 à la fin. Ces ouvriers algériens, syndiqués à environ 80 %, étaient dans des secteurs stratégiques de la classe ouvrière comme l’automobile, les mines, la métallurgie. Par exemple à Renault Billancourt, surnommée à l’époque la forteresse ouvrière, il y avait, sur un total de plus de 40 000 ouvriers, environ 4 000 ouvriers algériens. Cela donne un élément de compréhension concret sur ce qu’on entend par « pont vivant » de la lutte de classe entre la France et l’Algérie. Je passe sur les autres minorités provenant de l’empire colonial français et qui ne pouvaient pas ne pas se reconnaître dans cette lutte de libération.
Nous avons décrit assez précisément dans le Bolchévik (n° 152, printemps 2000) la vague de grèves sans précédent, particulièrement celles des puissants dockers qui paralysèrent le pays à plusieurs reprises en Algérie à partir de 1954. Je voudrais reprendre quelques points saillants. Le 16 décembre 1954, un mois après le déclenchement des premières attaques de guérilla du FLN, les dockers d’Oran (ils étaient 1 200, dont 200 d’origine européenne) refusent de décharger des cargaisons d’armes destinées à l’armée française. Quand le préfet ordonne le lock-out du port cela provoque une grève de solidarité à Alger. En 1955, suite aux événements de Philippeville, tous les ports d’Algérie sont bloqués. Toute l’année 1956 les ouvriers continuèrent à se battre.
Je voudrais m’arrêter sur ce qui s’est passé à Philippeville (Skikda aujourd’hui) en juin et août 1955 car c’est vraiment très important. Fin juin 1955, en réaction à l’emprisonnement du secrétaire de l’Union des syndicats du Constantinois, Youssef Briki (un militant arrêté par les flics en pleine réunion à la bourse du travail et jeté dans un camp de concentration), vous avez les dockers de Philippeville, d’Oran, de Mostaganem et d’autres villes qui se mettent en grève : des grèves avec des ouvriers musulmans et européens. On peut dire que Philippeville représentait un symbole de résistance ouvrière au colonialisme.
C’est justement dans cette ville que le FLN va faire sa première opération militaire d’envergure, le 20 août 1955, à peine quelques semaines après la grève. C’est d’ailleurs cette opération qui placera l’Algérie au cœur de l’actualité mondiale. Le FLN va mobiliser plusieurs milliers de paysans et d’ouvriers agricoles du Constantinois pour diriger des actions visant principalement la population civile, pas seulement les colons possédant de grandes terres, mais aussi les ouvriers. 123 personnes, y compris des femmes et des enfants, seront assassinées, dont 71 Européens. Il y avait là une volonté affichée de tirer une ligne de sang entre les populations musulmane et non musulmane, pour assurer que la lutte anticoloniale se déroulerait sur une base nationaliste et non de classe. La bourgeoisie française en riposte a commis un massacre à une tout autre échelle, tuant plus de 12 000 personnes, dont 2 000 rien qu’à Philippeville.
Evidemment les nationalistes petits-bourgeois ne se tournent pas vers la classe ouvrière pour qu’elle fasse une révolution au travers de soviets, c’est-à-dire des organes de masse du pouvoir prolétarien révolutionnaire. En fait, ils considèreraient cela comme une menace à leur hégémonie puisque, en dernier ressort, ils cherchent à devenir eux-mêmes une nouvelle classe dirigeante capitaliste exploitant « sa » classe ouvrière. Ils cherchent à prendre le pouvoir par la force militaire armée basée sur des forces petites-bourgeoises comme la paysannerie ainsi que la population urbaine déclassée. Pour les nationalistes petits-bourgeois, les travailleurs font simplement partie du « peuple » et ils doivent simplement participer à des actions dirigées par les nationalistes. Si la classe ouvrière, par une lutte de classe révolutionnaire, commence à lutter activement pour le pouvoir d’Etat, elle commence par là même, aux yeux des nationalistes petits-bourgeois, à faire partie de l’ennemi. Philippeville est vraiment un exemple de comment le nationalisme petit-bourgeois est fondamentalement opposé à une perspective prolétarienne révolutionnaire.
L’action de Philippeville fit l’objet de critiques dans la direction du FLN, mais elle avait donné le ton aux tactiques militaires du FLN pour le restant de la guerre. Dans les mois suivants, les attaques du FLN allaient de façon croissante comprendre des attentats à la bombe dans des lieux publics fréquentés par des civils européens, comme par exemple l’attentat du Milk-Bar le 30 septembre 1956 qui fit 3 morts et de nombreux blessés, en représailles à l’attentat « contre-terroriste » de la rue de Thèbes le 10 août qui tua 80 Algériens. Aucun marxiste ne peut soutenir des attentats comme le Milk-Bar qui ne rendaient que plus difficile une lutte de classe commune. De donner un soutien militaire au FLN contre le colonialisme français n’implique nullement que des marxistes donnent carte blanche aux nationalistes ; ils doivent toujours garder leur propre indépendance politique, basée sur l’internationalisme prolétarien.
Malgré la volonté du FLN de diriger la lutte sur une base nationaliste il y aura jusqu’en 1956 des grèves dans lesquelles ouvriers européens et musulmans lutteront ensemble. Les grèves seront finalement écrasées en Algérie avec la répression contre la « grève des huit jours » fin janvier 1957. Cette grève catastrophique permit aux forces de répression coloniale d’identifier et d’éliminer tous les militants ouvriers qui la respectaient, détruisant largement l’appareil syndical pro-FLN en Algérie. Elle allait ouvrir la « bataille d’Alger » avec l’institutionnalisation de la torture en masse par l’armée française.
La « grève des huit jours » elle-même avait été ordonnée par le FLN, malgré les réticences des syndicalistes pro-FLN regroupés dans l’UGTA (Union générale des travailleurs algériens). Elle devait coïncider avec un débat à l’assemblée générale de l’ONU à New York, dans le cadre de la stratégie nationaliste de faire pression sur les impérialistes américains pour qu’ils contraignent la France à ouvrir des négociations.
C’est tout le contraire de notre perspective marxiste cherchant à faire le lien entre la lutte prolétarienne révolutionnaire en Algérie et la lutte pour une révolution ouvrière dans les centres impérialistes et notamment en France. Le fondement de la perspective trotskyste de la « révolution permanente » c’est que, dans les pays coloniaux ou semi-coloniaux, les tâches historiques comme une authentique libération nationale ne peuvent plus être accomplies par une bourgeoisie nationale naissante, car celle-ci est trop faible et trop dépendante des puissances impérialistes : c’est la classe ouvrière qui doit prendre le pouvoir en son propre nom et lutter pour étendre la révolution aux centres impérialistes.
Les luttes de classe en France pendant la guerre d’Algérie
Dès le début de la guerre d’Algérie on a assisté à des explosions de lutte de classe au sein de la métropole, pas seulement en Algérie. Cela, personne ne veut en parler, et certainement pas au point de voir que le peuple algérien a gagné parce ce que sa lutte a provoqué une profonde crise sociale en France et a détruit la volonté de la bourgeoisie de se battre. Dès 1955 on assiste en France à une première explosion de lutte de classe provoquée par cette guerre. On assiste aussi à une vague de mutineries de soldats qui refusaient d’aller en Algérie. Vous aviez par exemple la caserne Richepanse à Rouen où, le 8 octobre 1955, un millier de soldats qui refusaient de servir la bourgeoisie en Algérie se sont emparés pendant 24 heures de leur caserne, après avoir chassé les officiers et détruit les camions qui devaient les emmener au train pour Marseille. Les cheminots, les dockers, etc. les ont rejoints et ont fait grève. C’est des centaines de CRS qui ont été mobilisés pour écraser la révolte.
A Courbevoie, Brives, au camp de Frileuse dans les Yvelines, à Lyon, à Tours, des événements similaires se produisirent. Ceci est assez bien documenté dans le récent livre de Stora et Harbi La guerre d’Algérie – la fin de l’amnésie, dans le chapitre de Jauffret sur le « mouvement des rappelés ». Par contre les auteurs, dans leur livre de plus de 700 pages, restent totalement « amnésiques » sur les grèves ouvrières qui ont appuyé ces révoltes ou les grèves politiques de l’époque contre la guerre. Tout comme ils minimisent grandement l’ampleur de la féroce répression qui s’est abattue sur les grévistes.
Ces mutineries et grèves ont commencé en septembre 1955, moins d’un an après les attaques de guérilla du FLN, et ont duré à peu près jusqu’en juin 1956. Cela a touché des dizaines de grandes et moyennes villes françaises, impliquant souvent des centaines d’ouvriers dans des batailles rangées avec la police. En 1957 le nombre de grèves était supérieur à tout ce qu’il y avait eu depuis 1936, l’année de la grève générale. Une première vague d’actions diverses marque les mois de mars et avril 1956 pour exiger du gouvernement le cessez-le-feu. Outre les délégations et manifestations organisées à l’appel de la CGT, des débrayages se multiplient particulièrement à Nantes, La Pallice, Blois, parmi les métallurgistes de la région parisienne, à Firminy, à Saint-Etienne, au Mans, à Montereau, à Voiron. Le 9 mai 1956, 9 000 mineurs de la Loire font grève, et fin mai 10 000 de Provence font une grève de 24 heures. Juste pour vous donner une idée du niveau de lutte de classe de l’époque : le 18 août 1955, 10 000 métallos lock-outés à Nantes se battent dans les rues pendant 5 heures avec les flics. Un ouvrier sera tué et un autre grièvement blessé. Les obsèques rassemblent une foule énorme de plus de 50 000 personnes.
Dans toutes ces luttes le PCF et la direction de la CGT vont systématiquement jouer un rôle criminel pour empêcher que les ouvriers en métropole et en Algérie ne se lient dans une lutte prolétarienne révolutionnaire commune pour mettre à bas le capitalisme. Voilà ce qu’en dit l’historienne Laure Pitti dans une interview parue dans l’Humanité hebdo des 30-31 octobre, après avoir parlé d’actions communes entre CGT et MTLD (le prédécesseur du FLN) à Renault Billancourt, « y compris dans la lutte contre l’oppression coloniale en Algérie » :
« Il y a rupture politique en 1956, avec le vote des pouvoirs spéciaux par le gouvernement Mollet, vote que ne désavoue pas la CGT, mais ce n’est pas une rupture organisationnelle. Reste que cette période de guerre d’Algérie est importante pour les travailleurs algériens qui apprennent alors à s’organiser de manière autonome, y compris au sein de la CGT. »
Les « fronts populaires » : pas une bêtise, mais le plus grand des crimes
Ce qu’il y avait derrière tout cela c’est la politique réformiste du PCF. Les staliniens du Kremlin avaient en effet depuis 1924 abandonné la perspective de révolution socialiste mondiale ; au nom de la théorie de la « construction du socialisme dans un seul pays » et de la « coexistence pacifique avec l’impérialisme », au milieu des années 1930, les Partis communistes cessèrent de lutter pour la révolution prolétarienne et scellèrent des alliances avec leur bourgeoisie prétendument « démocratique » face à la montée du fascisme, pour mieux servir la diplomatie soviétique.
En France cela a pris la forme du front populaire en 1936. Ce que l’on entend par front populaire c’est une coalition de partis réformistes – c’est-à-dire des partis ouvriers dédiés au maintien de l’ordre capitaliste – et de partis ou de politiciens bourgeois ; ces derniers garantissent le caractère bourgeois de la coalition. En 1936 vous aviez le PCF qui soutenait de l’extérieur le front populaire du socialiste Blum. Ce front populaire a défait la situation pré-révolutionnaire de Juin 36. Il a interdit l’Etoile nord-africaine (organisation algérienne qui luttait pour l’indépendance, l’ancêtre du FLN), renforcé le contrôle du prolétariat algérien en France. Cela donne une bonne image du rôle imparti par la bourgeoisie au front populaire, c’est-à-dire de désarmer, démoraliser la classe ouvrière, pour maintenir son ordre social.
Le PCF enchaîna à nouveau la classe ouvrière à sa bourgeoisie avec son soutien et sa participation aux gouvernements après la Libération, de 1944 à 1947. Les ministres communistes sont restés à leur poste lors du massacre de milliers d’Algériens par la soldatesque française à Sétif et Guelma en 1945, et les députés PCF ont voté régulièrement jusqu’en mars 1947 les crédits de guerre pour la guerre d’Indochine.
Une nouvelle fois, en mars 1956, c’est la perspective de soutenir une coalition de front populaire derrière le social-démocrate Guy Mollet, front populaire incluant les radicaux-socialistes et autres partis bourgeois, qui a motivé le vote par les députés PCF de pouvoirs spéciaux au gouvernement pour la répression en Algérie. Ce que le PCF explique encore aujourd’hui (l’Humanité du 29 octobre) par « la volonté du PCF de rassembler, de l’union. Une attitude permanente, même quand ces positions, par exemple, quand le PCF vota les pleins pouvoirs à Guy Mollet, conduisirent à des échecs. » Et bien entendu le front populaire de Guy Mollet fera, comme tout front populaire, le sale boulot pour la bourgeoisie, c’est-à-dire l’intensification de la répression en Algérie et l’envoi de centaines de milliers d’appelés. Les « pouvoirs spéciaux », c’était l’instauration d’une dictature militaire totalitaire en Algérie contre la population musulmane.
Pendant la guerre d’Algérie les dirigeants du PCF ont occasionnellement prononcé le mot « indépendance », mais leur vraie politique était de faire pression sur les gouvernements bourgeois successifs pour qu’ils « négocient » un accord qui préserve les « intérêts vitaux » de la bourgeoisie française. C’était tout simplement appeler à un régime néocolonial en Algérie sous la botte de l’impérialisme français. Et aujourd’hui, quand Marie-George Buffet, secrétaire nationale du PCF, revient sur le vote, en 1956, pour les pouvoirs spéciaux, « un élément extrêmement controversé » dans le PCF, c’est pour mieux défendre sa ligne criminelle de l’époque : « […] De ce combat, avec la lucidité qu’il impose, nous pouvons être fiers » (l’Humanité, 1er novembre).
Je voudrais mentionner aussi qu’au moment de la guerre d’Algérie il y avait à la base du PCF, dans le prolétariat et la petite bourgeoisie, des militants qui voulaient réellement soutenir la lutte d’indépendance du peuple algérien. Face au refus du PCF de lutter pour l’indépendance de l’Algérie, la seule manière que voyaient ces militants pour soutenir la lutte du peuple algérien c’était de se faire « porteurs de valises », des réseaux mis en place pour convoyer l’argent collecté pour soutenir financièrement le FLN. Ces courageux militants furent souvent emprisonnés et réprimés par l’Etat français. Une organisation révolutionnaire aurait contribué à cette solidarité mais je veux insister que, pour une organisation de taille restreinte, sa tâche centrale aurait été de produire de la propagande pour recruter à une perspective révolutionnaire les éléments les plus avancés du prolétariat.
Avec le sabotage de la vague de grèves par le front populaire, puis la mise en place du régime bonapartiste de de Gaulle en 1958, la bourgeoisie a provisoirement enrayé la crise sociale. Pourtant, fin 1959, alors même que le régime gaulliste proclamait la « victoire » sur le plan militaire, une vague de défaitisme bourgeois commença à monter dans la bourgeoisie. Celle-ci voyait que même la sauvagerie sans égale de de Gaulle sur le terrain n’apportait aucun signe que la fin de la lutte anticoloniale était en vue. En 1960 il y avait des indications d’un retournement dans l’opinion publique. Le procès en septembre 1960 d’un groupe de porteurs de valises provoqua un manifeste de soutien de 121 intellectuels de premier plan, comme Sartre, Simone de Beauvoir, Marguerite Duras, etc.
A cette époque on va assister à une profonde crise dans l’armée française. Un chef de bataillon français décrivait en novembre 1960 assez bien cela (la Nouvelle Critique, janvier 1961) :
« L’armée en a assez ! L’armée aspire à la fin de la guerre ! Il s’agit bien sûr de l’armée des djebels, de l’armée qui se bat, c’est-à-dire de la majorité écrasante et non pas de la bureaucratie militaire des états-majors […]. »
L’historien militaire George Kelly note que les manifestations de masse pro-FLN de décembre 1960, lors de la visite de de Gaulle en Algérie, « avaient rudement secoué les sentiments de l’armée et dissipé les rêves tenaces d’une Algérie “intégrée” […]. Le FLN avait gagné la “seconde bataille d’Alger”. » La répression sanglante n’avait pu venir à bout des manifestations pro-FLN à Alger. Les soldats se révoltèrent en avril 1961 contre le putsch des généraux, et de Gaulle dut lutter désespérément pour regagner le contrôle de l’armée en Algérie ; à Blida les soldats du rang s’étaient emparés de la principale base militaire du pays et avaient arrêté les officiers ; ils auraient même levé le drapeau rouge de la révolution. Les paras furent chassés et les appelés avaient fêté cela en chantant l’Internationale et la Marseillaise. C’est tout cela aussi, pas seulement la lutte armée du FLN, qui explique sa victoire finale.
L’impérialisme, « stade suprême » du capitalisme
Aujourd’hui, plus de quarante ans après, le PCF, comme on peut le voir dans la déclaration de Marie-George Buffet publiée dans l’Humanité du lundi 1er novembre, « appelle le président de la République, M. Jacques Chirac, à effectuer le geste solennel consistant à reconnaître le tort fait à la nation algérienne par le colonialisme, la répression et la guerre. Notre pays en sortira grandi. […] La voix de la France dans le monde n’en sera que plus respectée ». Cela vise à redorer le blason de l’impérialisme français afin qu’il soit en meilleure posture pour intervenir au Proche-Orient, au Darfour et de partout à travers le monde.
Le PCF en appelle à sa bourgeoisie pour (je cite l’Humanité du 1er novembre) « passer à une amitié sincère et apaisée », et il soutient la politique de Chirac : « Les visites de Jacques Chirac et de ses ministres en Algérie, l’établissement de relations diplomatiques plus serrées ont eu le mérite incontestable de jeter des ponts entre les deux rives de la Méditerranée. » Le PCF insiste même lourdement : « La France peut jouer un rôle clé pour encourager les investissements nécessaires au développement de l’Algérie. » Et ensuite de demander que cette politique de la France « ne saurait se réduire, du point de vue de la France, à la défense de ce qu’elle peut être tentée de considérer comme son “pré carré” […] ».
Tout cela véhicule l’idée qu’il pourrait y avoir un impérialisme français pouvant jouer un rôle progressiste – un impérialisme des « droits de l’homme ». C’est une illusion réactionnaire criminelle. L’impérialisme, qui est le stade suprême du capitalisme, est totalement réactionnaire. C’est l’époque où, pour se maintenir, les pays impérialistes se jettent dans des guerres de pillage, pressurisent toujours plus les pays qu’ils pillent et cherchent toujours plus à augmenter le taux d’exploitation des ouvriers. Ils font tout cela non pas par sadisme gratuit, qu’on pourrait supprimer en changeant les hommes, mais parce que le système économique les y pousse. Ils doivent faire cela parce qu’ils doivent trouver des débouchés supplémentaires au capital qu’ils accumulent et sous peine que leurs rivaux, les autres classes capitalistes impérialistes nationales, américaine, allemande ou autres, ne les supplantent complètement.
L’impérialisme français, c’est par exemple avec Mitterrand à sa tête, la participation au massacre dans la première guerre du Golfe de dizaines de milliers d’Irakiens en 1991. C’est, en 1994, pour maintenir ses intérêts en Afrique, le soutien, 1’armement et l’entraînement du régime hutu au Rwanda qui a perpétré le génocide de plus de 800 000 Tutsis. C’est l’écrasement de la Serbie en 1999 par les USA et l’OTAN, avec la participation de l’impérialisme français dirigé par le gouvernement capitaliste de Jospin et du PCF. Nous disons : A bas l’impérialisme français ! Impérialisme français hors d’Afrique, hors d’Haïti, hors des Balkans ! Impérialisme français bas les pattes devant le Proche-Orient et le Moyen-Orient !
Pour nous la torture pendant la guerre d’Algérie montrait le vrai visage de l’impérialisme français – de la soi-disant France des droits de l’homme et du citoyen dont la bourgeoisie prétend avec arrogance éclairer le monde de ses valeurs égalitaires universelles, cette « France républicaine » tant vantée par la bourgeoisie mais aussi par le Parti communiste français, comme lors du soutien de celui-ci à Chirac tout au long de la deuxième guerre contre l’Irak.
Si la bourgeoisie française n’a pas directement participé à la guerre contre l’Irak d’il y a deux ans, c’est qu’elle pensait que cela desservait ses intérêts. Cela n’a pas empêché la bourgeoisie américaine de faire visionner au Pentagone le film « la bataille d’Alger » (qui montre l’institutionnalisation de la torture pour reprendre le contrôle de la casbah d’Alger début 1957), pour en tirer des leçons et rendre plus efficace son occupation coloniale de l’Irak. C’est aussi cette sordide expérience que la bourgeoisie française a mise au service de nombreuses juntes d’Amérique du Sud comme contribution à la lutte contre le communisme dans les années 1970 (voir le documentaire et le livre de Marie-Monique Robin parus récemment : « Escadrons de la mort, l’école française »).
La scission de la Quatrième Internationale et la guerre d’Algérie
Je voudrais maintenant revenir sur le rôle des organisations qui se réclamaient du trotskysme à l’époque. On venait d’avoir, juste avant le début de la guerre d’Algérie, la destruction de la Quatrième Internationale par la victoire de la ligne politique de Michel Pablo en 1953, précédée de la scission en 1952 de la section française.
Le contexte politique de cette bataille est le suivant : les trotskystes faisaient face à une réalité qui exigeait de nouvelles explications marxistes : la consolidation et le renforcement du stalinisme après la Deuxième Guerre mondiale, et les révolutions chinoise et yougoslave faites par des forces petites-bourgeoises dirigées par des staliniens. Je n’ai pas le temps de développer ici une explication complète mais je vous renvoie à notre article « Genèse du pablisme » publié dans Spartacist édition française n° 4, 1973.
La réponse des pablistes à ces nouveaux développements était d’y voir un processus « dynamique objectif » vers la révolution socialiste, qui faisait que le facteur subjectif, le niveau de conscience de la classe ouvrière et l’existence d’un parti révolutionnaire pour élever ce niveau de conscience et l’amener au véritable communisme, n’avait aucune importance et aucun intérêt. D’où la théorie suivant laquelle les staliniens pouvaient adopter une politique « approximativement révolutionnaire », et qu’il fallait liquider la Quatrième Internationale pour entrer dans les partis staliniens afin de les pousser vers la gauche – et en France ils se sont effectivement liquidés dans le PCF. Il y avait là en apparence une orientation pro-Staline, puisqu’ils attribuaient à la bureaucratie stalinienne un rôle progressiste. Mais les conséquences de ce révisionnisme allaient bien au-delà de la question du stalinisme, puisque fondamentalement il s’agissait de liquider le parti ouvrier révolutionnaire d’avant-garde.
Il y a eu une lutte politique contre ce liquidationnisme de Pablo. Une lutte partielle et tardive, mais nous avions un côté avec les « anti-pablistes », qui représentaient à l’époque la continuité du combat de Trotsky pour la Quatrième Internationale : ils étaient les trotskystes américains du SWP (dont nous provenons historiquement), et la majorité de la section française dont faisait partie Pierre Lambert. (Ces derniers sont devenus plus tard le Parti des travailleurs chauvin et « républicain » que nous connaissons aujourd’hui, mais c’est une autre histoire. Les pablistes, eux, sont devenus les réformistes de la LCR de Krivine-Besancenot.)
En ce qui concerne l’Algérie, les pablistes ont, après quelques hésitations, très rapidement épousé politiquement le FLN et c’est intéressant qu’ils l’aient fait dans le sillage des attentats du FLN à Philippeville dont j’ai parlé. Voilà ce que déclaraient les pablistes en janvier 1956 dans un de leurs documents intitulé « Les trotskystes dans la révolution algérienne » :
« Il ne peut pas y avoir de fraction algérienne plus révolutionnaire aujourd’hui que celle qui combat dans le maquis. […] De la part d’un groupement métropolitain quel qu’il soit la lutte contre le Front de Libération Nationale, qui est l’initiateur et la direction incontestable des maquis ne peut être qualifiée autrement que comme une trahison de la révolution algérienne. Nous le disons en mesurant bien nos mots. […] Le trotskysme qui est le programme de la révolution internationale ne peut avoir de reproche à formuler contre les cadres populaires qui ont débordé et mis hors du circuit leurs dirigeants traditionnels timorés ou incapables. Il fait confiance à ces cadres plus qu’à quiconque. […] C’est sur eux que reposent les chances de la révolution nord-africaine pour de longues années. Ils doivent bénéficier au maximum du soutien inconditionnel de tous les révolutionnaires. »
C’est une capitulation explicite au programme nationaliste du FLN, soutenant le FLN contre le MNA (Mouvement national algérien). Michel Pablo poussera la logique de ce soutien politique au FLN jusqu’à sa conséquence extrême quand il participera, après la prise du pouvoir du FLN et jusqu’en 1964, au gouvernement nationaliste algérien.
Le FLN lui-même était une scission de l’organisation nationaliste historique dirigée par Messali Hadj, dont les sympathisants allaient se regrouper dans le MNA. Le FLN et le MNA se livrèrent à une véritable guerre civile pour le contrôle du mouvement nationaliste, qui fit 4 000 morts dans la métropole et 6 000 en Algérie, dont de nombreux syndicalistes de la CGT et des dirigeants de l’USTA (Union syndicale des travailleurs algériens, pro-MNA).
Si vous lisez Rouge de cette semaine (28 octobre), le journal de la LCR, il vous parle de leur « soutien privilégié au FLN » et du FLN comme le « moteur de la Révolution algérienne ». Il rappelle aussi, dans le cadre de leur politique, le soutien international à la révolution algérienne impulsé par Pablo et leur participation aux porteurs de valises. Par contre ce que vous ne saurez jamais en lisant Rouge c’est que les pablistes soutenaient le vote pour le PCF qui déclarait à l’époque « sa volonté d’être considéré faire partie du bloc républicain » entre des partis bourgeois et la SFIO (la Section française de l’Internationale ouvrière, la social-démocratie de l’époque).
Il s’agit donc d’un soutien à peine voilé des pablistes au front populaire, et d’ailleurs dans un document interne ils écrivaient :
« La participation aux comités de Front populaire que lance le PC est incontestablement à l’heure actuelle le levier le plus réaliste pour propulser l’organisation des masses et favoriser le déclenchement des luttes [..]. »
– cité par Sylvain Pattieu, les Camarades des frères
Leur ligne en fait revenait à faire pression sur la bourgeoisie pour des négociations. Ils ont même prôné une « solution transitoire » préservant les intérêts notamment pétroliers du capitalisme français : « le gouvernement algérien [après l’indépendance] pourrait envisager pour toute une période la constitution d’une société mixte de l’exploitation du Sahara, avec participation de l’Etat algérien, des capitaux français » (Quatrième Internationale, mai 1959). C’était proposer ouvertement un régime capitaliste néocolonial en Algérie, qui servirait d’intermédiaire pour le pillage impérialiste du pays.
Les lambertistes et le MNA
D’un autre côté on avait les lambertistes. Au moins ils avaient tenté de lutter contre le liquidationnisme pabliste. D’ailleurs, contrairement aux pablistes les lambertistes aux élections législatives de janvier 1956 n’appelaient pas à voter pour les candidats ouvriers soutenant le front populaire. Les lambertistes se sont orientés vers le MNA, et de façon critique au début. Il est vrai que tactiquement cela se défendait car le MNA – l’organisation dirigée par Messali Hadj – organisait en grande partie les ouvriers algériens au sein de la métropole.
Mais très rapidement les lambertistes ont capitulé totalement devant le MNA. Ils diront que le MNA a un programme « dont le contenu socialiste était très clair » (Pierre Lambert, La Vérité, 14 juin 1957) ; un de leurs cadres historiques, Gérard Bloch, va aller en 1957 jusqu’à caractériser les militants du MNA comme « ce qui existe aujourd’hui de plus proche, comme parti de masse, de ce que fut l’authentique parti bolchevik de Lénine et Trotsky. » Ils n’iront pas jusqu’à théoriser l’abandon du parti mais dans la pratique cela revenait au même. Et y compris après l’affaire Bellounis (du nom d’un chef de maquis MNA en Algérie qui fit allégeance à la France en juin 1957) les lambertistes continueront à soutenir le MNA. Ce n’est que lorsque Messali Hadj se ralliera ouvertement à de Gaulle en 1958 qu’ils disent avoir pris leurs distances avec lui (voir Informations ouvrières, 4-10 novembre).
Il est donc clair que ni les pablistes ni les lambertistes ne proposaient une alternative révolutionnaire au programme nationaliste du FLN et du MNA. Pour arracher les meilleurs éléments du prolétariat algérien aux griffes du nationalisme il fallait non pas encenser les nationalistes mais, tout en soutenant la lutte de libération nationale du peuple algérien, ouvrir une perspective prolétarienne révolutionnaire qui mette en évidence le programme nationaliste bourgeois du FLN comme du MNA – de même nature jusqu’à l’affaire Bellounis – qui les montait les uns contre les autres, afin au contraire de souder les travailleurs dans une lutte prolétarienne commune contre la bourgeoisie. Imaginez un instant l’impact que cela aurait pu avoir sur la lutte de classe ici si nous avions recruté ne serait-ce qu’une douzaine d’ouvriers algériens. D’autant plus que quelques années plus tard ces cadres communistes auraient pu jouer un rôle clé dans la situation pré-révolutionnaire de Mai 68.
L’économisme de Lutte ouvrière
Je voudrais dire juste un mot sur Lutte ouvrière (LO). Le groupe Barta, dont provient LO, avait abandonné la Quatrième Internationale du vivant de Trotsky en prétextant sa composition sociale petite-bourgeoise. Nous avons écrit un article dans le Bolchévik (n° 111, mai 1991) qui s’appelle « LO et la question coloniale ». Je voudrais juste faire une citation de LO de l’époque de décembre 1956. Elle est tirée du n° 2 de Lutte de classe de 1’époque du 2 décembre 1956. Elle concentre le programme de LO de l’époque :
« Le retrait du corps expéditionnaire d’Algérie, le respect du droit des peuples d’Afrique du Nord à disposer d’eux-mêmes, viennent en tête de toutes les revendications car [!] cette guerre en est arrivée à un point où sa poursuite entraîne automatiquement une forte baisse du niveau de vie de la classe ouvrière métropolitaine. »
Déjà revendiquer « le respect du droit des peuples d’Afrique du Nord à disposer d’eux-mêmes » n’implique pas nécessairement d’être en faveur de l’exercice d’un tel droit – c’est-à-dire l’indépendance. D’autre part, j’ai mentionné tout à l’heure que vous aviez des ouvriers qui faisaient des grèves et qui liaient leurs revendications salariales à la question algérienne (cessez-le-feu). Plutôt que de s’appuyer là-dessus et amener les ouvriers à généraliser et prendre conscience de la nécessité de prendre le pouvoir, LO – avec sa ligne qui ne prend en compte que les intérêts apparents et à court terme des ouvriers français – avait une intervention qui les ramenait sur le terrain étroitement économique.
Pareil pour les ouvriers algériens. Comment les gagner à une perspective révolutionnaire si on ne pousse en avant que les intérêts des ouvriers français ? C’est toute la question de l’économisme de LO et son étroitesse nationale qui est là. LO refuse d’intervenir dans le prolétariat pour y introduire la conscience de classe révolutionnaire.
C’est totalement à l’opposé de ce que disait Marx sur la révolution ouvrière en Grande-Bretagne quand il argumentait que le prolétariat anglais ne serait en mesure de faire une révolution que le jour où il aurait assimilé la question du despotisme britannique/anglais sur l’Irlande et la nécessité de défendre ses frères de classe irlandais. Pour que le prolétariat anglais assimile cela, cela pose l’intervention d’un parti révolutionnaire qui introduise cette conscience en son sein et c’est aux antipodes de la conception du parti de LO.
D’ailleurs si vous considérez notre propagande dans les dernières années vous allez vous apercevoir que dans toutes les grosses grèves (l’automobile au début des années 1980, les cheminots en 1995), et dernièrement la grève autour des retraites, nous avons poussé en avant centralement dans notre propagande notre revendication de « pleins droits de citoyenneté pour les immigrés » et notre lutte contre la terreur raciste et la ségrégation raciste – et pas seulement dans les grèves d’ailleurs mais dans toutes nos interventions. Nous expliquons que ce mot d’ordre et notre lutte contre l’oppression raciale dépassent largement le cadre d’une simple revendication démocratique et va au cœur même de ce qu’est le capitalisme français et revêt un caractère transitoire dans le sens où, si l’on veut extirper l’oppression raciale, il faut détruire le capitalisme. Aujourd’hui c’est le plan de terreur raciste Vigipirate qui sert de modèle à toutes les bourgeoisies de la forteresse Europe raciste. Nous disons : A bas la forteresse Europe raciste ! Pleins droits de citoyenneté pour tous les immigrés ! La campagne sécuritaire raciste mise en place par Jospin et le PCF quand ils étaient au pouvoir est intensifiée par la droite. La loi raciste pour exclure les jeunes femmes qui portent le foulard se traduit concrètement par l’exclusion et le renvoi vers l’obscurantisme de jeunes femmes d’origine maghrébine.
Je voudrais juste vous raconter ce que j’ai lu il y a quelques années. Des jeunes issus de l’immigration nord-africaine racontaient que les flics les poursuivaient en leur disant : « On va vous faire subir le même sort que celui qu’on a fait subir à vos parents en octobre 61 » (quand le préfet de police de Paris, Maurice Papon, a organisé le massacre de centaines de manifestants algériens désarmés à Paris). Derrière toute la terreur raciste de l’Etat français il y a la volonté de diviser le prolétariat pour l’affaiblir, mais aussi la volonté politique de la bourgeoisie de terroriser et humilier les descendants de ceux qui les ont vaincus pendant la guerre d’Algérie. Une revanche en quelque sorte.
J’ai fait référence aux luttes de la classe ouvrière, parmi lesquelles, notamment dans l’automobile, on trouve une forte composante d’ouvriers d’origine maghrébine et d’Afrique noire. En intervenant dans ces luttes nous cherchons à gagner ces ouvriers à notre programme – notamment notre perspective de révolution permanente – afin qu’ils deviennent les futurs cadres de partis révolutionnaires d’une Quatrième Internationale reforgée.
De l’Algérie 1954-1962 à l’occupation coloniale de l’Irak aujourd’hui
Il faut tirer de tout cela les leçons pour aujourd’hui. La situation est très différente. Nous sommes dans une autre période historique qui fait suite à la destruction contre-révolutionnaire de l’URSS. La stratégie banqueroutière des nationalistes apparaît encore plus clairement. Leur faillite est criante, que ce soit en Algérie ou avec l’OLP au Proche-Orient. Mais l’absence d’une direction prolétarienne révolutionnaire fait que, face à l’occupation coloniale de l’Irak dirigée par les impérialistes américains, le programme nationaliste a été largement supplanté dans la conscience des masses opprimées par la réaction islamique-wahhabite à Fallouja, khomeyniste à Nadjaf. Comparez cela avec la guerre d’Algérie : il y avait des pieds-noirs et des Juifs algériens dans le FLN qui ont lutté pour l’indépendance. Il n’y en avait pas beaucoup, mais il y en avait. Et il y avait beaucoup de Berbères kabyles, y compris dans la direction du FLN. Il y avait aussi pas mal de femmes qui ont joué un rôle actif dans la lutte anticoloniale, même si elles étaient exclues dans la plupart des cas de la participation directe au combat. C’est que le FLN, s’il affirmait son soutien à l’islam, voulait une société moderne, l’éducation et le développement économique, même si son programme nationaliste était un obstacle pour y parvenir. Mais imaginez un seul instant un Juif qui voudrait soutenir la guérilla à Fallouja ; il se ferait décapiter avant même d’avoir pu crier « Allah Akbar ». Les islamistes irakiens, eux, veulent revenir au califat du temps du Prophète.
Si vous regardez aujourd’hui des groupes comme le SWP de feu Tony Cliff en Grande-Bretagne, dont les partisans français (ex-Socialisme par en bas) sont aujourd’hui dans la LCR, ils soutiennent de façon inconditionnelle la « résistance » irakienne, quels que soient les crimes que celle-ci commet contre les travailleurs étrangers, les femmes ou les membres d’autres communautés irakiennes. Le SWP soutient la « résistance » mais ce sont les mêmes qui votent pour les travaillistes qui organisent 1’envoi des troupes impérialistes de Sa Majesté en Irak. Le fait de soutenir ou pas des forces qui prennent des fusils n’est pas en soi un critère pour définir une perspective révolutionnaire. Pour notre part voilà ce que nous avons écrit dans le numéro actuel du Bolchévik (n° 169, septembre) :
« Dans la mesure où il y a des forces sur le terrain en Irak qui dirigent leurs coups contre les occupants impérialistes (y compris leurs mercenaires qui sont plus de vingt mille à opérer dans le pays), nous appelons à leur défense militaire contre l’impérialisme US. Tout coup porté contre les occupants impérialistes est un coup porté aux ennemis des travailleurs et des opprimés dans le monde entier.
« Mais nous ne décernons pas de qualificatifs “anti-impérialistes” aux forces actuelles qui organisent sur place des attaques de guérilla contre les forces US. Nous mettons en garde que, en l’absence d’une lutte de classe en Irak et internationalement contre l’occupation coloniale, la victoire de l’une ou de l’autre de ces forces cléricales réactionnaires se produira plus vraisemblablement au travers d’une alliance avec l’impérialisme US. Nous nous opposons de façon intransigeante à la violence intercommunautaire meurtrière contre les autres groupes ethniques, religieux et nationaux, que commettent souvent les mêmes forces qui combattent les armées d’occupation. Et nous condamnons le kidnapping et le meurtre de travailleurs civils étrangers en Irak. »
J’ai parlé du prolétariat algérien dans les années 1950 ; aujourd’hui en Irak le prolétariat est affaibli après deux guerres impérialistes, douze ans d’embargo meurtrier de l’ONU et le chaos de l’occupation impérialiste actuelle. Il y avait en Irak des traditions de lutte révolutionnaire ; nous en parlons notamment à propos de la révolution de 1958 dans notre article publié dans Spartacist édition française n° 35, printemps 2003 ; nous voulons faire revivre ces traditions en tirant les leçons des trahisons du Parti communiste. Nous avons une perspective prolétarienne révolutionnaire y compris au Proche-Orient. Je voudrais conclure avec une citation sur l’Irak du journal de nos camarades américains, Workers Vanguard n° 834 (15 octobre) qui donne une idée de notre perspective :
« Un soutien politique aux forces islamistes (ou nationalistes bourgeoises) en Irak est incompatible avec la seule perspective véritable pour libérer l’Irak et le reste du Proche-Orient du joug de la domination impérialiste – la révolution socialiste. L’Iran voisin, par exemple, abrite un prolétariat jeune et puissant, qui étouffe sous l’emprise suffocante d’une théocratie islamique réactionnaire et de plus en plus discréditée. Une révolution socialiste en Iran serait un coup direct en faveur de l’émancipation des femmes et des minorités nationales et religieuses dans cette prison des peuples. Elle ouvrirait aussi la possibilité d’une transformation révolutionnaire de toute la région, faisant ainsi entrevoir l’issue de l’internationalisme prolétarien même dans la situation de division apparemment insurmontable en Israël/Palestine. Mais il est absolument évident que pour mobiliser les masses iraniennes (ou celles des pays arabes) sur la voie de la révolution sociale, il faut s’opposer avec intransigeance à l’intégrisme islamique ainsi qu’à l’impérialisme occidental. Il faut construire des partis d’avant-garde léninistes, en opposition à toutes les formes de nationalisme bourgeois et d’intégrisme religieux. »
C’est armés de cette perspective que nous construirons des sections d’une Quatrième Internationale reforgée qui lutte pour la révolution socialiste mondiale.