Le mythe répandu par de Gaulle et le PCF démasqué
1962 -- Défaite de l'impérialisme français en Algérie
Reproduit du Bolchévik n° 152, printemps 2000
Depuis plus d'une décennie, une guerre civile larvée entre les intégristes islamistes et le régime nationaliste du FLN ravage l'Algérie. Bien qu'il se soit débarrassé des chaînes du colonialisme, le régime nationaliste bourgeois, toujours relié par des milliers de liens à l'impérialisme et craignant sa propre classe ouvrière, a été incapable d'apporter aux masses algériennes une véritable indépendance par rapport à l'impérialisme et n'a guère pu, à long terme, améliorer la condition des masses aujourd'hui écrasées par les exigences du FMI. Cette faillite du nationalisme confirme par la négative la théorie de la révolution permanente de Trotsky selon laquelle dans les pays coloniaux et néo-coloniaux, «la solution véritable et complète de leurs tâches démocratiques et de libération nationale ne peut être que la dictature du prolétariat, qui prend la tête de la nation opprimée, avant tout de ses masses paysannes».
Comme le montre le texte ci-dessous soumis par le camarade Bruce André lors d'une discussion interne sur l'Algérie en 1998, les conditions existaient pour la révolution prolétarienne en Algérie. Le prolétariat algérien, en Algérie et en France, aurait pu prendre la tête des masses algériennes dans la lutte pour l'indépendance. En France cette guerre créa une profonde crise sociale, indiquant que le prolétariat et les masses algériennes auraient pu rencontrer un soutien dans le prolétariat du pays colonisateur et parmi les jeunes ouvriers mobilisés dans l'armée française. Mais les directions staliniennes du PCF et de la CGT ont détourné ces impulsions et ont soutenu l'impérialisme français, tandis que les partisans de Michel Pablo (les prédécesseurs pseudo-trotskystes du Secrétariat unifié d'Alain Krivine) soutenaient politiquement le nationalisme bourgeois algérien.
C'est une «idée reçue» presque universellement acceptée en France, y compris par presque toute la gauche, que la France n'a pas été vaincue dans la guerre d'Algérie. Pratiquement toutes les études historiques sur la guerre d'Algérie disent explicitement que les forces françaises ont gagné «militairement» et que de Gaulle a «accordé» l'indépendance à l'Algérie. Même les pablistes écrivaient à l'époque que la guerre «se termine par une "paix de compromis" qui reflète le rapport de force sur le terrain militaire» (Quatrième Internationale, avril 1962). L'objet de ce document est de résumer le résultat de recherches que j'ai faites en retraçant les origines de ce mythe et les mensonges et les distorsions utilisées par la bourgeoisie et ses idéologues pour le perpétuer.
L'origine du mythe est facile à localiser, puisqu'il vient directement de Charles de Gaulle lui-même. C'est déjà au général qu'on devait en grande partie le mythe que la bourgeoisie française avait «résisté» au nazisme, alors qu'en fait, elle avait activement raflé les Juifs français pour les envoyer dans les chambres à gaz. Voici comment de Gaulle voulait que l'histoire de l'indépendance algérienne soit racontée: «D'abord, c'est la France, celle de toujours, qui, seule, dans sa force, au nom de ses principes et suivant ses intérêts, l'accorderait aux Algériens» (Mémoires d'espoir, 1970).
C'est la ligne qui a été reprise par presque toutes les histoires de référence sur la guerre d'Algérie. L'histoire de la guerre la plus lue en France est l'ouvrage en quatre tomes du journaliste Yves Courrière, la Guerre d'Algérie (1968-71). Courrière affirme que les forces françaises ont remporté une «victoire militaire» sur le FLN, qu'il décrit dans les dernières années comme «moribond» et «à bout». L'historien britannique Alistair Horne, dans la principale histoire de la guerre d'Algérie en langue anglaise, écrit que la direction du FLN refusait de reconnaître «sa défaite sur le plan militaire et [voir] les avantages d'un compromis raisonnable» (Histoire de la guerre d'Algérie, 1980).
Les pablistes ont aussi adhéré au mythe que le FLN n'a pas remporté de «victoire militaire». Leur groupe français écrivait à propos des accords par lesquels la France reconnaissait l'indépendance de l'Algérie: «les accords d'Evian sont [...] un compromis, correspondant au rapport des forces et non une victoire totale, globale, de la Révolution algérienne sur l'impérialisme français» (la Vérité des travailleurs, avril 1962).
Un groupe pabliste algérien fut créé au milieu des années 70, et sa première publication fut une brochure reprenant les mythes de la bourgeoisie... et y rajoutant quelques-uns des siens. Ils prétendent que durant la guerre d'Algérie, il y eut une «faillite militaire totale du F.L.N.» (la Crise du capitalisme d'Etat et du bonapartisme en Algérie, avril 1978) et que les accords d'Evian garantissent tellement «les intérêts impérialistes en Algérie» que «les structures étatiques léguées par le colonialisme ne sont pas modifiées d'un poil»! Pas une fois, en 62 pages, cette brochure ne pipe mot du fait que, à l'époque, les pablistes caractérisaient le régime de Ben Bella de «gouvernement ouvrier et paysan» ou que Michel Pablo, alors dirigeant du SU, était membre du gouvernement.
En fait, le mythe qu'il y a eu un «match nul» militaire et que la France s'est retirée volontairement, est accepté par beaucoup d'Algériens, et le nationalisme algérien est largement responsable de cela. Voici ce que Ferhat Abbas, éminent dirigeant politicien bourgeois, qui devint le président du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) du FLN, écrivait de l'homme qui, plus que tout autre, était responsable de la mort de plus d'un million d'Algériens, de l'utilisation de la torture à grande échelle, et la déportation dans des « centres de regroupement» (camps de concentration) de deux millions de gens, soit un quart de la population du pays: «En tournant le dos à "l'esprit de l'empire", en brisant le cercle vicieux du concept colonial, le Général de Gaulle a su imposer une solution à un problème qui paraissait insoluble. Son courage, sa lucidité, sa ferme détermination, eurent raison des multiples obstacles semés sur sa route. Il fit droit à nos revendications et à l'héroïsme de nos combattants. Ainsi mit-il fin à la guerre d'Algérie» (Ferhat Abbas, Autopsie d'une guerre, 1980).
Même les partisans du FLN qui ne révèrent pas autant de Gaulle sont aveuglés par le nationalisme et ne voient pas la profonde crise sociale qui a accompagné la guerre d'Algérie. Au musée de l'Armée, à Alger, le thème qui domine, c'est la disproportion écrasante entre la puissance de feu du FLN et celle de l'armée coloniale française. Les armes du FLN, toutes de l'armement léger, incluant des mortiers et des grenades de fabrication artisanale, sont opposées à un débris d'avion français abattu et à une bombe de 700 kilos non détonnée. Plusieurs vitrines représentent les barrières électrifiées qui s'étendaient le long des frontières tunisienne et marocaine et empêchaient le FLN d'amener de l'artillerie (qui avait été clé dans la victoire vietnamienne de Dien Bien Phu). De grandes peintures sur les murs dépeignent des groupes isolés de combattants de la guérilla en train d'être détruits par des hélicoptères, des tanks, des véhicules blindés et de l'artillerie. C'est un témoignage émouvant à ceux qui ont maintenu la lutte dans des conditions terrifiantes. Mais le présenter de cette façon, comme un face à face purement militaire, ne répond pas à la question de savoir comment le FLN a été capable de remporter la victoire sur le colonialisme français.
C'est précisément cette question qui a été soulevée il y a un peu plus d'une dizaine d'années à une conférence d'historiens sur la guerre d'Algérie patronnée par le gouvernement algérien («le Retentissement de la révolution algérienne», Alger, 1984). Là, l'historien britannique Michael Brett a contesté l'idée que «la France ait été en train de gagner en 1958 et avait gagné à la fin de 1959», et que de Gaulle s'était alors «retiré» d'Algérie «parce qu'il avait une autre idée de la grandeur nationale». Brett remarque que «le contraste frappant» que les historiens ont fait «entre la défaite militaire et la victoire politique du FLN» semble être un «paradoxe », et il a prudemment suggéré que l'explication pourrait «dépendre du cours des événements en France déclenchés par la guerre». Aucun historien n'a relevé le défi à ce moment-là, et aucun ne l'a fait depuis.
Comme dans la plupart des guerres coloniales, le peuple algérien a gagné en grande partie parce que sa lutte a provoqué une profonde crise sociale en France et a détruit la volonté de la bourgeoisie de se battre. Pourtant ceci est presque entièrement absent des livres d'histoire et les staliniens comme les nationalistes algériens ont participé à cette supercherie.
La première explosion de lutte de classe provoquée par la guerre, ce fut une vague de mutineries de soldats qui refusaient d'aller en Algérie; dans beaucoup de cas, ils étaient appuyés par des grèves ouvrières. Ces manifestations, qui ont commencé en septembre 1955, moins d'un an après les premières attaques de guérilla du FLN, et ont duré à peu près jusqu'à juin 1956, ont touché des dizaines de villes françaises grandes et moyennes, impliquant souvent des centaines d'ouvriers dans des batailles rangées avec la police.
Une des premières révoltes de soldats, et parmi les plus importantes, eut lieu à Rouen. Le 6 octobre 1955, il y eut une révolte de 600 soldats en bivouac à la caserne Richepanse, à Petit-Quevilly, sur le point d'être envoyés en Algérie. Ils chassèrent leurs officiers, mirent à sac leurs baraquements et barricadèrent les entrées. Le jour suivant, les dockers, les cheminots et d'autres ouvriers des usines environnantes, répondant à un tract distribué par la jeunesse du PCF et des syndicalistes de la CGT, se mirent en grève en soutien aux soldats. Lorsque les CRS essayèrent de reprendre la caserne, plusieurs milliers d'ouvriers les encerclèrent et firent pleuvoir des briques sur eux. Les affrontements se poursuivirent tard dans la nuit. Des tas de flics blessés étaient évacués des lieux, et 60 cars de CRS durent être dépêchés en renfort depuis d'autres villes.
Au printemps 1956, les grèves de 24 heures contre la guerre commençaient à toucher des villes et des régions entières, surtout dans les régions minières, où il y avait une part importante d'ouvriers algériens parmi la main-d'oeuvre. Le 30 avril 1956, des ouvriers en grève, manifestant contre la guerre, paralysèrent la ville minière de Firminy pendant 24 heures. Le 9 mai, dans toute la région de la Loire, 9.000 mineurs débrayaient pendant 24 heures contre la guerre d'Algérie et pour des augmentations de salaire. Le 20 mai, Saint-Julien était paralysé par une grève d'une journée contre la guerre. Et une semaine plus tard, quelque 10.000 mineurs du bassin minier du Gard dans le sud de la France firent 24 heures de grève, appelant à un «cessez-le-feu» en Algérie, en plus de leurs revendications salariales.
Le seul livre ou presque qui daigne mentionner un minimum ce mouvement sans précédent c'est la Guerre d'Algérie (1981) du PCF, en trois tomes, édité par Henri Alleg, ancien dirigeant du Parti communiste algérien. Mais Alleg ne cite les manifestations que pour mieux argumenter qu'elles avaient «une valeur surtout symbolique», «une ampleur limitée», et qu'elles «ont eu souvent une durée très limitée», que «les effectifs rassemblés sont souvent très limités». En réalité, les dirigeants staliniens firent tout leur possible dans le cadre de leur soutien au gouvernement de front populaire dirigé par les socialistes qui était en train d'intensifier brutalement la guerre pour empêcher les révoltes de soldats et d'ouvriers contre leurs officiers de se transformer en une lutte consciente contre le gouvernement, ce qui aurait pu conduire à une situation révolutionnaire. L'Humanité, journal du PCF, se contentait de publier une sorte d'encadré style «résultat des courses», en pages intérieures, contenant un résumé laconique des révoltes de la journée précédente (bien souvent, les militants du PCF n'entendaient parler des manifestations des villes voisines que lorsqu'ils étaient arrêtés et se retrouvaient en prison avec leurs camarades d'autres villes). Personne n'a essayé d'écrire l'histoire de cette formidable explosion de lutte de classe. En fait les seules traces écrites que nous ayons en attendant que les archives de la police et du PCF soient accessibles ce sont de brèves allusions dans l'Humanité et dans la presse bourgeoise, ainsi que des anecdotes publiées par d'anciens participants (la plus grande partie de ce que j'ai appris sur les événements de Rouen vient d'interviews avec un ancien participant, qui m'a donné des copies de vieilles coupures de journaux et des tracts).
Les dirigeants de la classe ouvrière étant ceux qui soit directement menaient la guerre, soit soutenaient le gouvernement, les manifestations de soldats et d'ouvriers s'étiolèrent, mais les grèves sur des revendications économiques continuèrent de monter en flèche. En 1957, le nombre de grèves était supérieur à tout ce qu'il y avait eu depuis 1936, l'année de la grève générale (Edward Shorter et Charles Tilly, Strikes in France, 1830-1968 [Les grèves en France, 1830-1968], 1974). Il y avait une participation importante d'ouvriers algériens (qui étaient près d'un demi-million en France à la fin de la guerre), potentiellement un pont humain vers la lutte de classe en Algérie. Même le journal du PCF admettait que «les ouvriers algériens sont parmi les plus combatifs dans les luttes communes» (l'Algérien en France, octobre 1956).
Pendant ce temps-là, l'Algérie était parcourue par une vague de grèves sans précédent, particulièrement des puissants dockers, qui paralysèrent le pays à plusieurs reprises (à part quelques références d'Alleg, il n'en est fait mention dans aucune des histoires de la guerre d'Algérie, y compris celles écrites par des nationalistes algériens). En décembre 1954, six semaines après les premières attaques de guérilla du FLN, les dockers d'Oran, parmi lesquels il y avait une forte minorité d'ouvriers d'origine européenne, refusaient de décharger des cargaisons d'armes destinées à l'armée française. Lorsque les dockers d'Oran furent lock-outés, les dockers d'Alger se mirent en grève en solidarité. En juin 1955, la police française attaqua une réunion syndicale à Philippeville [Skikda] et arrêta trois dirigeants syndicaux, provoquant une grève nationale des dockers qui paralysa tous les ports du pays pour plusieurs jours. En juillet 1956, le FLN et l'UGTA, la fédération syndicale qu'il venait de former et qu'il dirigeait, appelèrent à une grève générale de 24 heures pour marquer l'anniversaire de l'intervention coloniale française de 1830. Malgré l'explosion d'une bombe terroriste au quartier général de l'UGTA et l'arrestation de la direction de l'UGTA toute entière, ce fut la plus grande grève que l'Algérie ait jamais vue, démontrant clairement la puissance sociale de la classe ouvrière de ce pays, malgré sa taille relativement petite. Chose intéressante, la grève mobilisa aussi un nombre significatif d'ouvriers d'origine européenne. Des milliers d'ouvriers furent licenciés pour avoir participé à cette grève, y compris bon nombre d'ouvriers juifs et d'ouvriers d'origine européenne (l'Algérien en France, août 1956).
Les ouvriers algériens continuèrent à se battre pendant tout l'automne de 1956. Le 10 août, une grève des dockers d'Alger contre un attentat terroriste dans la Casbah dura plusieurs jours et se transforma en grève générale de la capitale. Le 1er novembre 1956, jour anniversaire du début de l'insurrection du FLN, une grève générale appelée par l'UGTA paralysa la presque totalité du pays (et les ouvriers tunisiens s'y joignirent). Finalement, en janvier 1957, le FLN lança une grève générale catastrophique d'une semaine, tentative illusoire (et vaine) d'influencer un débat sur l'Algérie programmé à l'ONU. Le premier ministre socialiste, Guy Mollet, venait de donner à l'armée française les pleins pouvoirs en Algérie (par le décret des Pouvoirs spéciaux qui était passé avec le soutien du PCF), et la grève fut brutalement écrasée. Dans la vague de terreur qui s'ensuivit pendant plusieurs mois, et qui est connue sous le nom de «Bataille d'Alger», des milliers de personnes furent arrêtées, battues et torturées. Le FLN, bien que momentanément déraciné dans la capitale, allait continuer la lutte de guérilla dans les campagnes. Mais l'UGTA avait été écrasée. Durant le reste de la guerre d'indépendance, la classe ouvrière algérienne participera à bon nombre de grèves nationales appelées par le FLN, mais seulement en tant que partie du «peuple» sous une direction nationaliste petite-bourgeoise, et non plus comme une force de classe séparée avec ses propres organisations de masse.
Avec la mise en place du régime bonapartiste de de Gaulle, en mai 1958, la bourgeoisie enraya temporairement la crise sociale. De Gaulle imposa des mesures d'austérité, démolit les conventions collectives et accrut sauvagement la répression en Algérie. En 1959, les vastes ratissages militaires de l'armée française dans les campagnes avaient obligé le FLN à se fractionner en petites unités isolées qui dépensaient presque toutes leurs forces simplement à essayer de survivre. C'est à ce moment-là que la bourgeoisie française prétend avoir remporté une «victoire militaire». Mais l'état-major qui répétait à longueur de temps qu'on en était «au dernier quart d'heure» de la guerre, parlait de trahison à la moindre allusion à un retrait des soldats français d'Algérie.
Les pablistes, qui acceptaient totalement le mensonge bourgeois que la lutte de libération nationale avait été vaincue, déclarèrent qu'«on n'a pu arriver à une solution décisive au niveau strictement militaire». Ils proposèrent une «solution transitoire» qui mérite d'être citée extensivement: «[...] l'intérêt de l'impérialisme pour les pétroles et autres richesses du Sahara est incontestablement actuellement à la base de son acharnement à maintenir l'Algérie sous son contrôle effectif. Pour lui faciliter le dégagement de cette position, le gouvernement algérien pourrait envisager pour toute une période la constitution d'une société mixte de l'exploitation du Sahara, avec participation de l'Etat algérien [et] des capitaux français, [...] la condition sine qua non étant que l'Etat algérien détienne la majorité absolue des parts. D'autre part les profits de cette exploitation pourraient couvrir des indemnisations à envisager aux agrariens et industriels européens d'Algérie à exproprier» (Quatrième Internationale, mai 1959). C'était proposer ouvertement un régime explicitement capitaliste et néo-colonial en Algérie, qui servirait de comprador pour le pillage impérialiste du pays.
Le fait que la bourgeoisie française n'ait pas subi une défaite écrasante ponctuelle sur le champ de bataille, comme à Dien Bien Phu, lui a bien sûr facilité la tâche de réécrire l'histoire. Mais cette bataille a été une bataille exceptionnelle dans les annales de la lutte anticoloniale. Ce qui laissa vraiment les mains libres à la bourgeoisie pour fabriquer son mythe ce fut, surtout, le fait que les staliniens ont pleinement participé à la supercherie. La première fois que de Gaulle évoqua la possibilité d'«autodétermination» pour l'Algérie, en septembre 1959, les staliniens français déclarèrent que c'était une «manoeuvre» pour couvrir une politique de «guerre à outrance » (à cette époque, ils appelaient de Gaulle un «fasciste»). Mais la bureaucratie du Kremlin, qui se fichait éperdument du sort de l'Algérie, désirait par contre vivement perpétuer les tensions entre de Gaulle et Washington. Krouchtchev en profita donc pour déclarer dramatiquement son soutien à la position de de Gaulle et vint en visite officielle à Paris. La direction du PCF fut donc obligée de faire une «autocritique» gênée de son «erreur» qui avait «désorienté le parti» (cité dans Jean Poperen, la Gauche française, 1972).
Pourtant, fin 1959, alors même que le régime gaulliste proclamait la «victoire», une vague de défaitisme commença à monter dans la bourgeoisie. Celle-ci voyait que même la sauvagerie sans égal de de Gaulle n'apportait aucun signe que la fin de la lutte anticoloniale était en vue. En 1960 il y avait des signes indéniables d'un retournement dans l'opinion publique. Un mouvement étudiant antiguerre avait surgi, symbolisé par l'UNEF; cette association étudiante corporatiste encroûtée était en train de se transformer en un mouvement de masse dominé par des groupes de gauche concurrents. Pendant ce temps, l'intelligentsia de gauche commençait ouvertement à prendre le côté de la lutte d'indépendance algérienne. Le procès en septembre 1960 d'un groupe de porteurs de valises (ceux qui aidaient le FLN à transporter de l'argent, etc.) provoqua un manifeste de soutien de 121 intellectuels de premier plan. Signé par toute une tranche de l'élite culturelle du pays Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Pierre Boulez, André Breton, Marguerite Duras, François Truffaut, Vercors, etc. , il déclarait qu'il était «justifié» de se livrer à des actes d'«insoumission, de désertion, aussi bien que de protection et d'aide aux combattants algériens» (Hervé Hamon et Patrick Rotman, les Porteurs de valises, 1979).
Dans l'armée française, la démoralisation de plus en plus grande parmi les officiers allait de pair avec les états d'âme défaitistes dans la bourgeoisie. Comme l'a résumé un historien: «Au fur et à mesure qu'on avançait, en 1960, on percevait distinctement que certains courants d'opinion étaient en train de changer dans l'armée [...] Peu d'officiers étaient ravis à l'idée d'abandonner l'Algérie au GPRA, mais un nombre grandissant d'entre eux réalisait que la fin de leur aventure était en vue et ils se soumettaient en silence à cet impératif» (George Kelly, Lost Soldiers: The French Army and the Empire in Crisis 1947-1962 [Les soldats perdus: l'armée française et la crise de l'Empire, 1947-1962], 1965). Un chef de bataillon français écrivait dans une lettre de novembre 1960: «L'armée en a assez! L'armée aspire à la fin de la guerre! Il s'agit bien sûr de l'armée des djebels, de l'armée qui se bat, c'est-à-dire de la majorité écrasante et non pas de la bureaucratie militaire des états-majors [...]» (la Nouvelle Critique, janvier 1961).
Pourtant, même si le gouvernement était de plus en plus vulnérable, en fait même pour cette raison, les staliniens et les sociaux-démocrates évitaient consciencieusement toute lutte de classe importante. Le Wall Street Journal (22 novembre 1960) signalait que «les syndicats du pays, qui ont fait montre d'une patience inhabituelle durant les deux ans et demi d'austérité de la Cinquième République, se préparent à pousser pour des augmentations de salaires longtemps différées, dès que la tension actuelle sur la crise algérienne sera retombée.»
Lorsque de Gaulle, lors de sa tournée en Algérie en décembre 1960, se retrouva face à des manifestations de masse sous les drapeaux du FLN, la guerre prit un tournant décisif. Tant de gens avaient participé cela surprit même la direction du FLN que les espoirs de de Gaulle de voir une «troisième force» pro-française, avec laquelle il aurait pu négocier un accord sur ses propres termes, s'évanouirent. Des soldats français se joignant aux colons fascisants attaquèrent la foule et firent des morts. Mais la vague de manifestations continua et de Gaulle dut finalement ordonner à l'armée d'arrêter les massacres. Un historien a résumé la signification de cet ordre: «Les événements de décembre 1960 préfiguraient la fin de la guerre [...] En interdisant à l'armée de réprimer l'adversaire, le gouvernement avait choisi le dialogue avec celui-ci. Moins de six semaines plus tard, la première rencontre avait lieu entre un représentant accrédité du gouvernement français et le Gouvernement provisoire de la République algérienne» (Paul-Marie de la Gorce, The French Army, A Military-Political History [L'armée française, une histoire politico-militaire], 1963).
L'historien militaire George Kelly note que les manifestations de masse pro-FLN «avaient rudement secoué les sentiments de l'armée et dissipé les rêves tenaces d'une Algérie "intégrée" [...] Le FLN avait gagné la "seconde bataille d'Alger"».
Mais de Gaulle tourna les choses tout à fait différemment, et pratiquement tous les historiens ont adopté sa vision. Plusieurs jours après les manifestations pro-FLN de décembre 1960, de Gaulle déclara «consentir» à ce que «les populations algériennes choisissent elles-mêmes leur destin», mais seulement à cause du «génie » traditionnel de la France «qui est de libérer les autres quand le moment est venu». Dans ses mémoires, il ajoute: «la guerre est quasi finie. Le succès militaire est acquis». Et: «Ce ne sont pas, d'ailleurs, les résultats militaires du F.L.N. qui me font parler comme je parle.»
En avril 1961, la tension qui s'accumulait dans la société française sous la pression de la guerre, explosa lorsque les soldats du rang en Algérie se mutinèrent en masse. Ce fut provoqué par une tentative de putsch des officiers français, qui voulaient empêcher des négociations avec le FLN. Là aussi, la bourgeoisie, avec l'aide indispensable des staliniens, a falsifié les faits historiques en cultivant sa version mythique des événements. Selon le mythe, les soldats du rang se seraient révoltés contre leurs officiers parce que de Gaulle avait fait appel directement à eux pour obtenir leur soutien dans une allocution radiodiffusée (la fameuse «bataille des transistors»). Mais une lecture attentive de la chronologie des événements montre que quand de Gaulle fit son discours à la radio, les soldats du rang s'étaient déjà mutinés depuis deux jours entiers. Le journaliste Henri Azeau admet ce fait: «la vérité oblige à reconnaître qu'au moment où le chef de l'Etat prit la parole [...] la plupart des unités du contingent dont les officiers n'étaient pas restés loyaux à la République étaient en révolte ouverte ou larvée» (Révolte militaire Alger, 22 avril 1961, 1962).
L'appel de de Gaulle au contingent était clairement une tentative désespérée de regagner le contrôle de l'armée française en Algérie, pourtant aucun historien n'a reconnu ce fait évident. Les appelés français s'étaient révoltés spontanément quelques heures après le putsch de leurs officiers; ils avaient occupé les bases militaires, arrêté leurs officiers, saboté les véhicules, coupé les communications et refusé d'appliquer les ordres. Les soldats du rang s'étaient emparés de la principale base militaire du pays, à Blida, avaient arrêté les officiers et levé le drapeau rouge de la révolution. Après avoir chassé les paras, les appelés avaient fêté cela en chantant la Marseillaise et l'Internationale. Pour défendre la base contre les paras français, ils avaient placé les avions de façon à ce que leurs mitrailleuses soient face au portail d'entrée. Pendant ce temps, d'autres appelés s'emparaient de la caserne d'Orléans à Alger, bloquaient les entrées avec des camions et tenaient les paras en échec, prêts à se servir de leurs armes. Les unités de la base aérienne d'Ouargla avaient établi des comités d'autodéfense, bloqué les pistes avec des camions et posté des gardes sur les voies d'accès.
Le discours de de Gaulle donna à la révolte des appelés un élan nouveau en la «légitimant» et en éliminant les énormes risques de punition pour sédition encourus individuellement par les soldats. Partout, les soldats refusaient d'aller en manoeuvre ou d'exécuter les ordres. Comme le dit un des rares historiens qui aient écrit sur ces événements clés: «C'est le temps des grèves: grève des opérations [militaires], des transmissions, des chauffeurs de camion» (Jean-Pierre Vittori, Nous les appelés d'Algérie, 1977). A travers l'Algérie, les soldats arrêtaient les officiers qui soutenaient le putsch, les passant parfois à tabac et les séquestrant. Comme Azeau l'a noté, avec la révolte des soldats français, «un autre phénomène remarquable dans cette révolte du contingent est la solidarité de fait qui s'est établie pendant ces quelques jours entre le contingent et les musulmans». Et cette solidarité «naissait de ce que les soldats du contingent et les musulmans se trouvaient pour quelques jours "du même côté de la barricade"».
L'importance des syndicalistes et des militants de gauche dans la direction de la révolte des soldats a été largement reconnue. Mais avec le discours de de Gaulle, c'est la politique pro-capitaliste des dirigeants qui fut mise en avant. Des tracts apparurent en Algérie avec le slogan, «Un chef: le général de Gaulle»; la croix de Lorraine, le symbole des gaullistes, fut peinte sur les hangars des bases aériennes occupées. En France, le PCF appela à une «grève» (à cinq heures du soir!); 12 millions d'ouvriers participèrent, beaucoup d'entre eux, comme les mineurs et les dockers, faisant grève pour une journée entière. Mais les staliniens firent en sorte que les mots d'ordre soient entièrement dirigés contre les «généraux factieux» d'Alger, et les manifestations furent donc même soutenues par les gaullistes. On peut avoir une idée des illusions du contingent en Algérie mais aussi de la possibilité de faire le lien entre la révolte des soldats en Algérie et la lutte de classe des ouvriers français et algériens en France dans cette lettre d'un appelé: «Dans la soirée du vendredi 24 avril, nos transistors sont à l'écoute de la magnifique grève de protestation [...] L'émotion est à son comble [...] lorsque parlent des gars de chez Renault» (Maurice Vaisse, Alger le putsch, 1983).
La révolte des soldats français, s'ajoutant au putsch des officiers, porta un grand coup à la capacité pour la bourgeoisie française de poursuivre la sale guerre coloniale. Dans l'année qui suivit, presque 2000 officiers furent forcés de quitter l'armée, plusieurs régiments d'élite en Algérie furent dissous, d'autres furent envoyés dans des régions éloignées, munis de trop peu d'essence pour pouvoir atteindre Alger. Les soldats du rang affluaient aux postes de police pour témoigner contre leurs officiers. D'un bout à l'autre de l'Algérie, dans des unités, les soldats refusaient de servir si leurs officiers n'étaient pas remplacés. Le général Maurice Challe, un des putschistes, qui fut arrêté, déclara: «La seule chose qui unit l'armée, c'est son désespoir» (Kelly, op. cit.).
Alistair Horne conclut: «L'effondrement [de l'armée] en Algérie et la démoralisation qui en était la conséquence privaient de Gaulle de tout moyen d'exécution [...] Il était très clair que de Gaulle n'avait désormais plus qu'une option, qui était d'agir avec détermination en vue de mettre fin à la guerre.» Pourtant, de Gaulle fit traîner la guerre un an de plus, proposant désespérément plan après plan pour éviter d'accorder l'indépendance totale séparer le Sahara et son pétrole, créer un mini-Etat sur la côte méditerranéenne pour les colons partisans de la France, etc. et se trouvant forcé de les abandonner les uns après les autres. Pourtant, en même temps que ces reculades, de Gaulle continuait de cultiver avec assiduité le mythe que la France avait remporté une «victoire militaire» en Algérie. En juillet 1961, trois mois après le putsch des officiers et la mutinerie de la troupe, il proclamait toujours: «En Algérie, il fallait que notre armée l'emportât sur le terrain de telle sorte que nous gardions la liberté entière de nos décisions et de nos actes. Ce résultat est atteint [...] Cela étant, la France accepte sans aucune réserve que les populations algériennes instituent un Etat complètement indépendant» (Mémoires d'espoir).
Récemment il y a eu une avalanche de «bilans» faits par des nationalistes algériens qui voudraient faire remonter les racines de la banqueroute manifeste du régime au fait que, depuis le début, il a été «bureaucratique » et «non démocratique». C'est en substance la position des pablistes algériens, dont le programme se base sur l'illusion suicidaire qu'on peut faire pression sur le régime, soutenu par l'armée, pour instaurer la «démocratie». Mais les nationalistes petits-bourgeois du FLN n'aspiraient qu'à devenir les maîtres capitalistes de «leur» pays. C'est une utopie réactionnaire d'imaginer qu'on puisse obtenir une démocratie bourgeoise stable ou même quelque acquis démocratique significatif que ce soit tant que l'Algérie est sous la botte de l'exploitation impérialiste et rongée par la pauvreté, les antagonismes nationaux et l'oppression sexiste médiévale. Cependant, il était loin d'être inévitable que la victoire du peuple algérien sur le colonialisme français mette le pouvoir dans les mains des nationalistes. L'histoire de la guerre d'Algérie est une confirmation dramatique, par la négative, de la théorie de la révolution permanente de Trotsky. Il est clair que la perspective que le prolétariat dirige tous les opprimés dans un assaut révolutionnaire de l'ordre capitaliste a été détruite par une chose: la crise de la direction prolétarienne.
La victoire héroïque du peuple algérien sur le colonialisme français est en soi une réfutation flagrante des prétentions insolentes de la bourgeoisie d'avoir remporté une «victoire militaire». Néanmoins, en tant que « mémoire de la classe ouvrière», nous avons la responsabilité de combattre implacablement les efforts de la bourgeoisie pour enfouir l'histoire de la lutte des opprimés sous une montagne de mythes et de distorsions. L'histoire du prolétariat pendant la guerre d'Algérie est vitale parce qu'il est le seul, par le renversement révolutionnaire du capitalisme, à pouvoir non seulement résoudre les tâches démocratiques-bourgeoises en Algérie, mais aussi à fournir un lien vivant entre la révolution socialiste en Europe et sur le continent africain. La lutte pour se réapproprier cette histoire fait partie intégrante de la lutte politique contre les dirigeants réformistes de la classe ouvrière et contre les nationalistes bourgeois et petits-bourgeois, au cours de la lutte pour forger un parti révolutionnaire international.