Mai 68: une situation pré-révolutionnaire trahie par le PCF

Nous reproduisons ci-dessous la présentation de notre camarade Herminio Sanchez, revue et augmentée pour publication, donnée en mai 1998 lors d'un cours interne de la LTF.

Reproduit du Bolchévik no. 147, automne 1998

Le trentième anniversaire de Mai 68 donne lieu cette année à une gigantesque opération de propagande bourgeoise, reprise en écho par les divers groupes réformistes et centristes à la traîne du gouvernement. Tous les quotidiens ont leur série d'articles tous les jours sur l'anniversaire, tous les hebdomadaires ont leur dossier spécial avec force « révélations » policières, etc.

C'est un véritable tir de barrage idéologique. Il s'agit pour la bourgeoisie de réécrire l'histoire afin d'effacer de la conscience la mémoire de ce qui a été la crise pré-révolutionnaire la plus récente dans la société française. En ce sens, la bourgeoisie prouve indirectement par-là même que la peur d'une nouvelle crise révolutionnaire la tenaille encore.

Pour nous, Mai 68 a été une crise prérévolutionnaire qui a été trahie par le PCF. Dans un article publié en 1968, nos camarades américains de la SL/US tiraient la leçon centrale de ces événements : « Ce qui manquait en France, c'est un parti révolutionnaire qui aurait pu soulever les revendications nécessaires pour transformer la situation de grève générale en double pouvoir, pour briser le contrôle de la Confédération générale du travail (CGT) sur la grève en construisant des conseils ouvriers. Si les ouvriers révolutionnaires n'ont pu prendre le pouvoir, ce fut principalement, bien que pas uniquement, du fait de la trahison du Parti communiste français (PCF). »

Au contraire, les journaux bourgeois ont présenté Mai 68 comme une espèce de révolution bourgeoise, marquée par la libéralisation des moeurs. Une telle propagande a un triple objectif : conjurer le spectre de la révolution sociale ; proclamer que le capitalisme est continuellement capable de se « renouveler », se « démocratiser » ; et porter un regard « indulgent » sur l' « agitation » révolutionnaire maintenant définitivement révolue. Laurent Joffrin, rédacteur en chef de Libération et idéologue gouvernemental, dans la nouvelle introduction datée d'avril 1998 de son livre « Mai 68 » publié il y a 10 ans, explique que l'idée de révolution qui domina les années après Mai 68 était juste « un mythe » dû à une idéologie gauchiste dépassée, alors que sa vraie nature était « celle d'une vaste insurrection démocratique, qui ne veut pas changer le pouvoir dans la violence, mais la vie quotidienne, pacifiquement. Celle d'un mouvement qui ne voulait pas renverser un régime, mais démocratiser la société. » Les médias bourgeois présentent Mai 68 comme le sommet de la contre-culture et du radicalisme étudiants, où le rôle des ouvriers passe à la trappe.

L'extrême gauche apporte son eau au moulin. Dans leur livre le Mouvement social, les dirigeants de la LCR Aguitton et Bensaïd essaient aussi de ramener Mai 68 à une simple peccadille, permettant aussi de faire disparaître la trahison du PCF qui, en faisant son sale boulot, a permis à la bourgeoisie de s'en tirer sans avoir recours à l'armée. Ils reprennent un article paru dans Rouge en 1993, qui explique : « Comment expliquer, si le pouvoir avait été réellement menacé, que la violence d'une telle empoignade soit restée aussi limitée ? La violence en 68 est restée le plus souvent symbolique, sauf face aux travailleurs notamment à Flins et à Sochaux. »

Autrement dit, l'anniversaire de Mai 68 donne l'occasion d'une nouvelle campagne sur la « mort du communisme », orchestrée par les sociaux-démocrates, souvent les mêmes qui se sont distingués avec le « Livre noir du communisme » (voir notre article « "Le Livre noir du communisme" : mensonges capitalistes usés - Pour une Quatrième Internationale reforgée ! », Spartacist édition française, n° 32).
C'est à nous trotskystes qu'il revient de combattre cette propagande afin que le prolétariat puisse tirer les leçons de la plus importante situation pré-révolutionnaire qu'ait connue le pays depuis la Deuxième Guerre mondiale et qu'il nous rejoigne pour construire un véritable parti révolutionnaire.

La portée internationale et historique de Mai 68

L'un des aspects centraux pour comprendre Mai 68, c'est qu'il faut le voir d'un point de vue international. Dans notre « Déclaration de principes et quelques éléments de programme », adoptée lors de notre dernière conférence internationale, nous avons écrit (Spartacist édition française n° 32) : « A la fin des années 1960 et au début des années 1970, en partie sous l'influence de la guerre du Vietnam et de l'agitation interne qui a secoué les Etats-Unis, notamment la lutte de libération des Noirs, une série de situations prérévolutionnaires ou révolutionnaires se sont présentées en Europe – en France en 1968, en Italie en 1969, au Portugal en 1974-1975. Ces situations étaient les meilleures occasions de révolution prolétarienne qui se soient présentées dans les pays capitalistes avancés depuis la période qui a immédiatement suivi la Deuxième Guerre mondiale. Et encore une fois, ce sont les partis communistes pro-Moscou qui ont réussi à sauver l'ordre bourgeois mis à mal dans ces endroits. C'est là que le rôle contre-révolutionnaire des partis staliniens occidentaux a démesurément contribué à la destruction ultérieure de l'Union soviétique. »

L'année 68, c'est aussi le printemps de Prague, ce sont des désordres étudiants en Yougoslavie et en Pologne (ces derniers avant les événements de France), des manifestations étudiantes et/ou ouvrières en Turquie, au Sénégal, en Suisse, etc. Et l'année suivante il y a eu une situation pré-révolutionnaire en Italie. L'autre aspect également, cela a été l'impact de Mai 68 en France d'un point de vue international. Par exemple Progressive Labor aux Etats-Unis, des staliniens ouvriéristes, avaient recruté par dizaines après Mai 68 en France, et comme conséquence de Mai 68, car cette puissante grève générale pré-révolutionnaire avait fait voler en éclats le bla bla de la Nouvelle gauche et des idéologues comme Herbert Marcuse, selon lesquels la classe ouvrière était finie, etc. PL/SDS avaient une ligne grossièrement pro-classe ouvrière et ils recrutaient sur l'argument que la classe ouvrière pouvait être un facteur de changement. Et aujourd'hui de même, avec la campagne sur la « mort du communisme » après la destruction de l'URSS, la véritable histoire de la crise pré-révolutionnaire de Mai 68 met à mal tous les mythes colportés par la bourgeoisie et ses laquais selon lesquels ce ne serait plus la classe ouvrière qui est le moteur de l'histoire.

Les événements de Mai 68

L'explosion de Mai 68, ce sont des millions d'ouvriers en grève qui provoquent la paralysie totale de l'économie du pays et un début de paralysie du pouvoir gaulliste. C'est une situation dans laquelle la classe ouvrière défie et ébranle l'ordre bourgeois, une situation pré-révolutionnaire dans laquelle le bas n'en veut plus et le haut n'en peut plus. Avec son poids et son autorité dans la classe ouvrière, le PCF va permettre à la bourgeoisie française de sortir de l'ornière à peu de frais, en trahissant la classe ouvrière et la grève.

Les étudiants ont été l'étincelle. Il y avait une véritable radicalisation dans ce milieu. L'agitation portait aussi bien sur des questions de société que sur des questions internationales comme la guerre du Vietnam. Le « Mouvement du 22 mars » était né sur l'université de Nanterre à la suite de l'arrestation d'un militant lors de l'attaque des bureaux d'American Express en solidarité avec le FNL vietnamien. Le 3 mai, plusieurs centaines d'étudiants antifascistes de la Sorbonne sont arrêtés. En riposte, une grève totale des universités débute le 6 mai, pour libérer ces étudiants. La police charge violemment les manifestations, et le 10 mai, c'est la nuit des barricades. Le déchaînement des violences policières de cette nuit-là choque le pays entier. Une journée nationale de grève et une manifestation sont appelées pour le lundi 13 mai, par toutes les organisations étudiantes et les organisations syndicales de la classe ouvrière et des enseignants (CFDT, CGT, FO, SNESup).

Le 13 mai, jour du dixième anniversaire du coup d'Etat militaire et de la prise du pouvoir par de Gaulle, par centaines de milliers, les ouvriers, les jeunes, les employés défilent dans les rues de Paris avec des mots d'ordre comme « Bon anniversaire mon général » et « 10 ans ça suffit ». Dès le lendemain c'est l'entrée en scène de la classe ouvrière qui va donner son caractère historique à Mai 68. Dans les jours qui suivent, les premières usines se mettent en grève, souvent à l'initiative des jeunes ouvriers qui déclenchent les occupations. Cela commence le 14 mai à l'usine Sud-Aviation à Nantes. Le 15 mai, l'usine Renault-Cléon démarre et va entraîner Renault-Billancourt. La métallurgie a été le fer de lance de cette grève, entraînant derrière elle le reste de la classe ouvrière. Aucun appel à la grève générale n'a jamais été lancé par aucune centrale syndicale, mais la grève s'étend comme une traînée de poudre. Le 21 mai, la grève est générale dans tout le pays : il y a plus de 10 millions de grévistes. Le pays est paralysé. Le pouvoir gaulliste se retrouve dépassé. Sa première réponse est la répression. Les Compagnies républicaines de sécurité (CRS) sont le rempart du pouvoir. Elles s'acharnent jour après jour contre les manifestants, d'où le slogan de Mai 68 « CRS SS ! » La situation prend une telle ampleur que de Gaulle se tourne vers l'armée : le 29 mai, il rencontre l'état-major en Allemagne qui l'assure être éventuellement prêt à intervenir. Et le parti gaulliste organise ses propres groupes paramilitaires, les sinistres SAC (Service d'action civique) et CDR (Comités de défense de la république).

Face à l'agitation dans les facultés, dès le 3 mai, le PCF avait dénoncé dans l'Humanité « la responsabilité du pouvoir et des aventuriers gauchistes » qui « créent un terrain propice aux interventions policières » et se posait en garant de l'ordre bourgeois contre les étudiants radicaux traités de « provocateurs ». Il avait attisé le chauvinisme anti-allemand contre « l'anarchiste allemand » Cohn Bendit, ce qui amènera les étudiants à répondre avec le mot d'ordre « Nous sommes tous des Juifs allemands ! », mot d'ordre important dans le pays de l'affaire Dreyfus.

Devant l'extension de la grève ouvrière, et ne pouvant s'y opposer frontalement, la principale préoccupation des staliniens est d'en prendre le contrôle. Garaudy, ancien membre du Bureau politique du PCF (et devenu aujourd'hui intégriste musulman antisémite) a rapporté comment Marchais avait demandé à Séguy : « Il faut que tu trouves un point de chute, il faut arrêter les grèves. » Séguy avait répondu qu'« on pouvait le faire, que la CGT avait une autorité suffisante, mais qu'on allait y perdre des plumes. » A cette fin, ils font tout pour rendre les occupations d'usines symboliques, demandant aux ouvriers de ne pas tous occuper les usines et les vidant ainsi petit à petit. Ils maintiennent les ouvriers isolés les uns des autres : ainsi, une délégation de Renault-Flins doit négocier plusieurs jours avant de pouvoir entrer discuter avec les ouvriers de Renault-Billancourt. Ils instaurent des comités de grève qui ne sont que des intersyndicales voire, simplement, la direction CGT : il n'y a pas d'élection par les ouvriers de représentants à ces comités. Les bureaucrates empêchent toute apparition d'organes de pouvoir prolétarien, les embryons du futur Etat de la classe ouvrière. L'instauration de tels organes, ayant la perspective de prendre le pouvoir, aurait été un élément clé du programme d'un parti révolutionnaire en Mai 68.

S'étant déclarés prêtes, le 22 mai, à de « véritables négociations », la CGT et la CFDT se précipitent quand celles-ci commencent à Grenelle, le 25 mai. Abandonnant tous leurs préalables aux négociations, les bureaucrates sortent, le 27 mai, avec les premiers accords, une ridicule augmentation des salaires de 6%. Ils pensent pouvoir faire reprendre le travail pour cela. Séguy et Frachon eux-mêmes, les deux principaux dirigeants de la CGT présentent les résultats de Grenelle aux ouvriers de Renault-Billancourt, le poumon de la classe ouvrière en France. La classe ouvrière ressent bien que les bureaucrates échangent un mouvement d'une ampleur considérable, ébranlant le pouvoir d'Etat, contre un plat de lentilles et rejette ces accords. Les bureaucrates ont montré ce jour là qu'ils voulaient la reprise.

Les manoeuvres des réformistes pour donner une réponse front-populiste et parlementariste à la classe ouvrière, pour la maintenir dans le cadre capitaliste, se font en parallèle. Dès le 14 mai, le PCF propose une entente des partis de gauche. Il prend contact avec la FGDS, qui regroupe la SFIO (précurseur du PS et qui ne représente presque rien à cette époque) et divers groupes de politiciens bourgeois, comme celui de Mitterrand. Après la semonce de Billancourt, les manoeuvres parlementaristes et les pressions s'accélèrent. Le soir du 27 mai, les sociaux-démocrates rassemblent 60 000 personnes dans un meeting au stade Charléty (meeting qui cherche à contourner la puissance du PCF et que celui-ci boycotte). Le politicien bourgeois Mendès-France est présent et la foule scande « Mendès, président ! » Le lendemain, Mitterrand appelle à un « gouvernement Mendès ». Le PCF n'est pas en reste. En réponse à Charléty, il appelle à une manifestation qui rassemble plus de 350 000 personnes le 29 mai. Un des slogans est « Gouvernement populaire ! », la version PCF du front populaire, pour rappeler qu'il est prêt à aller dans un gouvernement Mendès.

Le vide au sommet de l'Etat se fait de plus en plus sentir. Le 29 est aussi le jour où de Gaulle, paniqué, s'enfuit et va consulter l'état-major. Quand il en revient, l'armée l'a convaincu de rester et l'a assuré qu'elle est prête à intervenir éventuellement. Les accords de Grenelle signés deux jours plus tôt ont confirmé à de Gaulle que les bureaucrates staliniens veulent en finir avec cette grève. Le 30 mai, il passe donc à la contre-offensive. Il dissout le parlement, appelle à des élections pour le 23 juin et menace d'être prêt à utiliser « d'autres voies que le scrutin ». Une manifestation de plusieurs centaines de milliers de personnes est organisée par les gaullistes, dont un des slogans est « Le communisme ne passera pas ! » Les bureaucrates sautent sur le prétexte des élections et luttent ouvertement contre la grève. Le lendemain, 1er juin, les dirigeants staliniens du PCF et de la CGT entament la bataille contre la classe ouvrière pour faire reprendre le travail. Ils appellent à rallier la lutte électorale et à ne pas gêner les élections. La bourgeoisie accepte de lâcher du lest lors des nouvelles négociations, facilitant ainsi le travail des bureaucrates pour casser cette grève contre des augmentations de salaires de près de 25%.

Malgré l'absence de parti révolutionnaire capable de démasquer le sauvetage du capitalisme auquel se livraient les staliniens, capable d'arracher les militants écoeurés par leur direction et ainsi scissionner le PCF, la résistance de la classe ouvrière aux bureaucrates est rude. Ce n'est que le 7 juin que les premières reprises de travail significatives ont lieu. Il leur faut plusieurs jours pour faire reprendre les secteurs qui ont démarré la grève. Pour venir à bout de la volonté de poursuivre la grève, les bureaucrates usent de tous les stratagèmes : négociations branche par branche ; annonces de fausses reprises ; ils organisent des votes pour la reprise et, quand le résultat ne leur convient pas, ils refont voter, ce jusqu'à la reprise, etc. En même temps que le pilonnage des staliniens, la bourgeoisie envoie les flics pour attaquer les centres ouvriers clés qui sont contre reprendre, comme les centres de tri PTT, les dépôts SNCF. L'usine de Renault-Flins est occupée par les CRS la nuit du 5 au 6 juin. Ce sont 4 jours de batailles acharnées autour de l'usine dans lesquelles le jeune lycéen Gilles Tautin est tué. Le 11 juin, les flics attaquent l'usine de Peugeot-Sochaux : deux ouvriers sont tués. Le 12 juin, indication supplémentaire que la bourgeoisie est bien effrayée, la dissolution de tous les groupes d'extrême gauche (JCR, OCI, VO, 22 mars, les groupes maoïstes, etc.) est décrétée. Et le PCF, loin de protester contre cette dissolution, va bien entendu redoubler ses attaques physiques contre les militants de ces organisations qui viennent devant les usines ! Finalement, les bureaucrates et l'Etat parviennent à leurs fins. Trahie par ses propres dirigeants et sans alternative révolutionnaire crédible, la classe ouvrière et ses derniers bastions ne peuvent s'opposer à la reprise et se rendent, la mort dans l'âme. Des secteurs comme la métallurgie reprennent très tard : la CGT appelle à la reprise à Renault-Billancourt le 17 juin. Krasucki (dirigeant de la CGT) se fait siffler quand il appelle à la reprise du travail à Citroën, le 24 juin, après le premier tour des élections ! Celui-ci s'est déroulé le 23 et est un raz de marée réactionnaire.

Après 68, la bourgeoisie, obsédée par sa peur du prolétariat, a eu recours à l'Union de la gauche comme un moyen de brider les ouvriers qui avaient senti leur propre puissance en Mai 68 et avaient pris confiance en eux. La bourgeoisie s'est tournée vers les partis ouvriers réformistes et les syndicats qui avaient trahi 68, pour construire une coalition avec quelques formations bourgeoises. Et tous les pseudo-trotskystes ont trouvé le moyen de soutenir cette manoeuvre bourgeoise sous un prétexte ou un autre. En fait l'attitude des centristes en Mai 68, qui soutenaient Mendès-France comme étant mieux que le bonapartisme de De Gaulle, a préfiguré leur suivisme de l'Union de la gauche.

La société française dans les années 60

L'événement majeur qui avait façonné la société française à cette époque, c'est la révolution algérienne. La bourgeoisie française avait été obligée d'avoir recours au coup d'Etat bonapartiste de De Gaulle en 1958 pour mettre un couvercle sur les contradictions de plus en plus explosives de la société, entre d'une part les ultras de l' « Algérie française » et d'autre part les protestations et grèves croissantes dans la métropole contre une guerre qui avançait inéluctablement vers la défaite de l'impérialisme français.

Il y a eu la formation du PSU notamment sur la question de l'Algérie : c'est un parti social-démocrate connu pour ses réticences vis-à-vis de la sale guerre coloniale. La CFTC, l'organe du Vatican dans le prolétariat, scissionne et donne naissance à la CFDT, qui est un véritable syndicat ouvrier dirigé par des sociaux-démocrates. Le PCF conserve encore largement la loyauté de la classe ouvrière. Il reçoit 20 à 22 % des voix aux élections. Mais la trahison du PCF, qui soutenait sa propre bourgeoisie pendant la guerre d'Algérie, allait amener au recrutement de jeunes cadres de l'organisation de jeunesse stalinienne à la JCR, organisation précurseur de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) actuelle. Evidemment tout le monde pense à Krivine, mais quand on lit le livre Génération, les 150 premières pages qui sont certainement les plus intéressantes, on peut se rendre compte que toute la jeunesse à l'époque était dans l'orbite du PCF. Tous les jeunes dirigeants de Mai 68 se sont formés à l'ombre du PCF, et souvent en rupture par rapport à la ligne pro-impérialiste et chauvine du PCF sur la question de l'Algérie. Un certain nombre ont été actifs comme « porteurs de valises », ces réseaux de militants qui aidaient à transporter et faire traverser les frontières à l'argent collecté auprès des militants et sympathisants du FLN en France. Il y a aussi l'écrasement en 1956 par les chars soviétiques du début de révolution politique ouvrière en Hongrie, quand les ouvriers hongrois ont créé de véritables conseils ouvriers et commencé à chasser la bureaucratie.

L'Union des étudiants communistes (UEC) de l'époque est un bouillon de culture où il y a des eurocommunistes avant la lettre (appelés les Italiens à cause de leur soutien à Togliatti et sa théorie du « polycentrisme » du mouvement communiste, ce qui veut dire battre en brèche l'hégémonie de Moscou et définir les PC plus carrément comme des partis nationaux, embrassant leur propre bourgeoisie et son pouvoir d'Etat). Il y a ceux qui vont à partir de 1965-66 implanter le maoïsme, et enfin il y a l'aile gauche, qui a été recrutée au pablisme et qui sort de l'UEC en opposition au vote Mitterrand fin 1965. Michel Pablo, le fondateur de leur courant connu sous le nom de pablisme, avait détruit la Quatrième Internationale de Trotsky en 1951-53 en reniant le rôle décisif de la conscience dans la révolution, c'est-à-dire la nécessité de regrouper les ouvriers conscients des tâches historiques du prolétariat dans un parti d'avant-garde pour diriger la révolution. Dans les années cinquante les pablistes ont liquidé le parti de la Quatrième Internationale dans le PCF en France (pour n'en ressortir qu'en 1965), dans la social-démocratie en Allemagne, etc. (cf. « Genèse du pablisme », Spartacist édition française n° 3/4). Ensuite cela a été la recherche de nouvelles avant-gardes parmi les étudiants de La Sorbonne, la guérilla petite-bourgeoise en Amérique latine, le féminisme petit-bourgeois, le front populaire antisoviétique de Mitterrand, etc. La seule constante dans tout cela, c'est de nier la possibilité de regrouper les ouvriers avancés dans un parti léniniste, et au lieu de cela d'y chercher un substitut. Ce qu'on peut voir avec Krivine devenant 10 ans plus tard le plus ferme soutien au front populaire de Mitterrand.

Après la défaite de la bourgeoisie française en Algérie en 1962, le régime bonapartiste réactionnaire est resté. Il doit faire face à une activité gréviste souvent importante. Par exemple il y a près de 6 millions de journées de grève en 1963 officiellement enregistrées en France, soit plus de 15 fois le nombre de journées de grèves enregistrées en 1997. Il y a notamment une grève des mineurs très combative qui est marquée par l'intervention de l'armée.
Après un creux en 1965, l'activité gréviste reprend en augmentant, dépassant les 4 millions de journées de grève en 1967. Le régime bonapartiste est épuisé 6 ans après les accords d'Evian. De Gaulle a 76 ans en 1968. Donc l'ordre bourgeois français est marqué par une certaine instabilité à un moment où internationalement la lutte du peuple vietnamien, la lutte des Noirs dans les ghettos aux Etats-Unis, la révolution cubaine, suscitent l'enthousiasme et la solidarité.

Le rôle des ouvriers immigrés en 1968

Parmi tous les groupes « trotskystes » qui ont gâché du papier pour répandre des inepties sur Mai 68 récemment, pas un seul n'a même mentionné la question des ouvriers immigrés. Or cette question était déjà à cette époque stratégique. Il y a vers la fin des années 1960 environ 3 millions d'immigrés en France : au moins 600 000 Espagnols et autant d'Italiens, au moins 500 000 Algériens, probablement 600 000 Portugais dont la moitié sont clandestins. En chiffres bruts ce n'est pas si différent des chiffres actuels, au moins pour les Algériens et les Portugais (au total il y a aujourd'hui 3,5 millions d'immigrés en France, dont 600 000 Portugais et autant d'Algériens). Toutefois, il y a une forte différence dans la pyramide des âges. A l'époque, ce sont beaucoup de jeunes travailleurs masculins, célibataires ou dont la famille est encore dans leur pays d'origine. Il n'y a pratiquement pas la couche que nous appelons aujourd'hui la deuxième génération.

Ils vivent dans des conditions effroyables, soit dans des hôtels garnis complètement insalubres, soit dans des bidonvilles (on compte encore plus de 200 bidonvilles en France à cette époque), dont la moitié en région parisienne (qui est d'ailleurs la zone concentrant plus du tiers des immigrés dans le pays).

Les Portugais et les Italiens travaillent surtout dans le bâtiment, les Algériens et les Marocains sont plus nombreux dans l'industrie. Les Maghrébins sont de façon dominante manoeuvres, alors que les Italiens sont plus souvent des ouvriers qualifiés. Au total 85 % des immigrés n'ont aucune qualification professionnelle, beaucoup de professions qualifiées leur étant aussi interdites par la loi.

Il y a environ 500 000 ouvriers immigrés dans le bâtiment, 370 000 dans la métallurgie et la sidérurgie, 260 000 dans l'agriculture. Les femmes sont souvent femmes de ménage. Les proportions d'immigrés sont très variables suivant les secteurs de la production : dans les hauts-fourneaux en Meurthe-et Moselle, 80 % des ouvriers sont immigrés, chez Citroën il y en a 30 %, il y a 7 000 ouvriers immigrés chez Renault (11 % à l'usine de Cléon).

En général l'activité politique est interdite pour les immigrés ; au niveau syndical ils ne peuvent être élus délégués syndicaux qu'après 6 à 24 mois d'ancienneté, or très souvent les ouvriers immigrés ont des contrats de travail de 6 mois seulement, ce qui les empêche d'être intégrés dans les syndicats.

Le prolétariat est divisé entre ses différentes composantes : on dit des Portugais qu'ils sont arriérés et briseurs de grève pour dresser leurs frères de classe contre eux. En fait, ils sont soumis depuis 35 ans à la dictature de Salazar ; en cas d'activité politique ils sont déportés et finissent dans les prisons du Portugal ou dans les colonies en Afrique australe. Plusieurs dizaines d'ouvriers portugais ont ainsi disparu après Mai 1968, ceux qui avaient joué un rôle actif pendant la grève.

Les ouvriers algériens sortent depuis peu d'une guerre de libération nationale victorieuse contre l'impérialisme français. Il semble qu'ils ont solidement fait grève depuis le premier jour. Dans leurs luttes, ils ont souvent en face d'eux des contre-maîtres et autres chefs qui ont été recrutés sur la base de leurs services passés dans les paras ou autres troupes de choc spécialisées dans la répression et la torture en Algérie.

Bien entendu, la bourgeoisie a longtemps dressé les diverses communautés les unes contre les autres. Mais dans le courant de Mai 68 s'effondre largement cette division du prolétariat entre ses différentes couches ethniques. Notamment dans le bâtiment, ce sont les immigrés qui sont à l'avant-garde, car les ouvriers français représentent l'aristocratie ouvrière qui ne veut pas faire grève pendant que les trois quarts des manoeuvres dans le bâtiment sont immigrés.
Si la présence de la CGT ou du PCF est souvent vue pendant cette période comme une protection contre les pires aspects du racisme, la pourriture chauvine du PCF à l'époque de Mai 68 existait bien. Ainsi, quand des secours étaient versés aux grévistes en mai-juin 68, les Algériens devaient se battre pour que le montant de l'aide tienne compte de leur famille restée en Algérie.

Après Mai 68 il y a eu les déportations d'immigrés (officiellement 215 jusqu'en décembre 1968), notamment des Espagnols (c'est l'Espagne de Franco), des Algériens opposants à Boumedienne ; cela a entraîné des protestations assez importantes, relayées surtout par les pablistes et les intellectuels libéraux comme Sartre, etc.

Le fait que la question immigrés ait été peu ou pas soulevée en Mai 68 par l'extrême gauche représente une capitulation au social-chauvinisme et à sa propre bourgeoisie. Dans un pays qui sortait d'une sale guerre coloniale dans laquelle les directions réformistes de la classe ouvrière, sous couvert « des valeurs de la République », défendaient leur propre impérialisme, cette question était clé pour l'unité du prolétariat nécessaire au renversement de la bourgeoisie.

Citroën et la question immigrés

L'exemple de Citroën est indicatif. Beaucoup des contradictions sociales étaient exacerbées. Peut-être faut-il être prudent avec l'utilisation du document pabliste sur les « comités d'action » paru dans Intercontinental Press du 29 juillet 1968, ce document étant le seul à exposer ces faits. Il y avait 60 % d'ouvriers immigrés, et seulement 1 500 ouvriers syndiqués sur un total de 40 000, alors que chez Renault le taux de syndicalisation est de 18 %, ce qui est proche de la moyenne nationale. La CGT avait appelé à la grève pour le 20 mai. Un « comité d'action » Citroën s'était formé avec des étudiants de la fac de Censier. Il avait produit deux tracts. Le premier en français sur les comités d'action étudiants-ouvriers et la nécessité de l'unité d'action, le deuxième pour les immigrés, avec un autre texte demandant les mêmes droits politiques et syndicaux pour les travailleurs étrangers.

D'après le document d'Intercontinental Press les immigrés étaient d'abord réticents à se joindre à l'occupation de l'usine, sans doute par méfiance vis-à-vis des bureaucrates staliniens. Mais après deux heures de discussion avec les étudiants, ils se joignirent en masse à l'occupation, ce qui inquiéta suffisamment les bureaucrates pour qu'ils se mettent immédiatement à empêcher les étudiants d'entrer dans l'usine occupée. De plus, le contrôle étroit sur les piquets de grève par les bureaucrates fit que ceux-ci furent désertés en masse par les jeunes ouvriers. Donc les étudiants radicalisés se lancèrent dans des appels à des assemblées générales ou des comités dans le but explicite de contourner les bureaucrates, et firent de la propagande politique et du travail de solidarité (comme la distribution de nourriture) dans les ghettos immigrés et les bidonvilles. A Citroën, ils allaient être parmi les derniers à reprendre le travail, nettement après Billancourt et les principales usines.

On voit aussi le rôle de pont naturel vers la révolution dans d'autres pays que forment les ouvriers immigrés : des membres du comité Citroën sont allés à Turin pour établir des contacts avec la Fiat, qui était alors la plus grosse entreprise d'Europe. L'année suivante, il allait y avoir l'« automne chaud » en Italie où il y a eu la formation d'éléments de double pouvoir ouvrier. Et 6 ans plus tard, il y avait la situation révolutionnaire qui renversa la dictature de Salazar au Portugal. Des ouvriers immigrés recrutés au communisme en 68 auraient pu devenir les noyaux de futures organisations trotskystes en Afrique, au Maghreb ou en Asie.

Le parti léniniste : tribun du peuple

Cela met en évidence l'impact énorme qu'aurait eu un petit groupe de propagande de combat qui aurait avancé des mots d'ordre comme les pleins droits de citoyenneté pour les travailleurs immigrés. Le fait de mobiliser le prolétariat autour de ce mot d'ordre et rallier tous les opprimés derrière lui aurait directement confronté le chauvinisme du PC. On voit dans cette grève que les immigrés, loin d'être simplement des victimes du capitalisme raciste, ont un rôle central à jouer dans ce pays pour la révolution ouvrière.

Il y avait la misère sexuelle des jeunes, l'oppression des homosexuels. L'interdiction de la contraception venait juste d'être levée l'année précédente, mais il fallait toujours une autorisation parentale pour les mineures. La question femmes est explosive. A l'époque, l'avortement est complètement interdit ; en 1943 sous Vichy, une femme avait été exécutée pour avoir avorté, et c'est toujours la même loi de 1920 qui est en vigueur. Il fallait avancer en Mai 68 le mot d'ordre de l'avortement libre et gratuit pour toutes celles qui en font la demande, y compris les mineures et les immigrées. Comme nous le disions dans le Bolchévik (n° 133, mai-juin 1995) : « Le droit à l'avortement fut arraché [en 1975] après plusieurs années de luttes combatives des femmes et de nombreux militants ouvriers, dans la foulée de Mai 68 où la puissante mobilisation des travailleurs et jeunes avait mis le pays au bord de la révolution sociale. » De même, le divorce n'a été libéralisé qu'en 1975, après 100 ans d'une loi réactionnaire adoptée après l'écrasement de la Commune de Paris.

Le programme du parti léniniste, tribun du peuple, consiste à rallier derrière la classe ouvrière et sous la direction de son parti d'avant-garde révolutionnaire, tous ceux qui sont opprimés par le capitalisme et tous ceux qui combattent celui-ci. Ceci est opposé au programme de tous les groupes centristes de l'époque. L'OCI lambertiste allait jusqu'à s'opposer aux barricades étudiantes au moment même où les étudiants dressaient les barricades qui ont été le détonateur de toute la révolte. Les pablistes au contraire donnaient un rôle d'avant-garde aux étudiants radicalisés. Quant à VO/LO, ils ont agi avec les étudiants en 68 comme avec les nationalistes noirs aux Etats-Unis, ou les immigrés en France aujourd'hui. D'abord ils ne voulaient rien avoir à faire avec eux parce qu'ils n'étaient pas de la classe ouvrière, ensuite, quand ils ont dû reconnaître qu'ils jouaient un rôle politique, ils ont cherché à s'allier avec eux sur leur propre terrain (petit-bourgeois), au lieu d'essayer de les gagner au camp de la classe ouvrière sur la base de la nécessité commune d'en finir avec le capitalisme.

La faillite des centristes et réformistes

Les maoïstes avaient ce qu'ils appelaient la ligne de masse, c'est-à-dire qu'ils reniaient explicitement la conception développée par Lénine dans Que faire ? de la nécessité d'un parti d'avant-garde. Certains groupes maoïstes ont envoyé leurs militants dans le prolétariat pendant et après Mai 68. Au moins, ils cherchaient à gagner les jeunes étudiants à l'idée de servir la cause du prolétariat au lieu de proclamer les étudiants comme la nouvelle avant-garde, comme le faisaient les pablistes. Mais ce n'était pas pour donner une direction politique aux ouvriers qui voulaient la révolution, il s'agissait pour eux d'« apprendre du peuple ».

Il n'y a que deux classes fondamentales dans la société, définies par leur rôle dans la production des richesses : les bourgeois, qui possèdent les moyens de production, et les ouvriers, qui font tourner ces moyens de production. Les étudiants en tant que tels ne forment pas une classe ; ils sont formés pour devenir plus tard l'élite de la société bourgeoise. Ce qui a mis en cause l'ordre bourgeois en 68, ce ne sont pas les étudiants, cela a été la grève générale ouvrière ; mais pour que les ouvriers gagnent la lutte pour prendre le pouvoir, il leur aurait fallu une direction révolutionnaire internationaliste. Aujourd'hui, nous, trotskystes, cherchons à gagner les meilleurs parmi la nouvelle génération, qu'ils soient ouvriers ou étudiants, à se joindre à nous pour reforger la Quatrième Internationale, le parti de la révolution ouvrière mondiale.

Ce qu'il fallait centralement poser en Mai 68, c'était la question du pouvoir, la nécessité de créer des organes de pouvoir prolétarien dans la perspective de la révolution socialiste, l'expropriation révolutionnaire de la bourgeoisie et la réorganisation de la société sur une base socialiste planifiée internationalement.

La Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR) et le Parti communiste internationaliste (PCI, à l'époque c'était les ancêtres de la LCR) parlaient occasionnellement en 1968 du double pouvoir et du parti, mais en réalité ils étaient à la traîne des étudiants. Ils encensaient la spontanéité qui a marqué le début de la grève. En 1965, ils s'étaient opposés au soutien à Mitterrand (mais toute la jeunesse qui avait lutté contre la guerre d'Algérie haïssait l'ancien ministre de l'intérieur pendant cette guerre). Pendant Mai 68 ils parlaient du parti, du prolétariat, du double pouvoir, mais leur véritable programme était l'avant-gardisme étudiant. Une déclaration du Secrétariat unifié (l'organisation internationale des pablistes) le 20 mai explique : « Il y a encore un large fossé entre la maturité révolutionnaire de l'avant-garde de la jeunesse et le niveau de conscience des ouvriers. » Les pablistes avaient pratiquement zéro implantation dans les usines à ce moment-là. Ernest Mandel, le principal théoricien du pablisme, a fait un discours très important devant des milliers de jeunes au Quartier Latin le 9 mai, c'est-à-dire la veille de la nuit des barricades. Dans ce discours, il théorisait que fondamentalement les étudiants font partie de la classe ouvrière, en sont le secteur d'avant-garde. Il déclarait que ce que la révolte étudiante représentait, c'était « la réintégration du travail intellectuel dans le travail productif, les capacités intellectuelles de l'homme devenant la force productive première dans la société ».

Leur véritable programme est aussi d'être pour un gouvernement Mendès France basé sur la pression de la rue. Pierre Frank, dirigeant du PCI pabliste, déclarait le 22 mai (Intercontinental Press) : « En ces jours de grève générale non déclarée, il serait possible de forcer le départ de De Gaulle et d'imposer un gouvernement PC-FGDS par des moyens non parlementaires mais pacifiques. »

Les pablistes ont constitué des « comités d'action », notamment à Cléon ; ils présentèrent ces comités d'action comme les embryons du double pouvoir. En fait, ce n'était pas des organes de front unique regroupant les couches les plus larges d'ouvriers en lutte, comme un soviet, c'était plutôt des plates-formes intersyndicales pour gauchistes, où les gauchistes se mettent ensemble pour faire pression sur les bureaucraties syndicales, c'est-à-dire essentiellement les staliniens. C'est assez bien expliqué dans le livre sur Cléon Notre arme c'est la grève (Maspéro).

Les pablistes aujourd'hui sont loin d'avoir renié le rôle qu'ils ont joué à l'époque. Dans Inprecor (n° 424, mai 1998) où l'article central sur Mai 68 en France est une reproduction d'un article daté du 20 juillet 68 de Mandel où il ressort le mot d'ordre de « réformes anticapitalistes de structure » (donc des réformes, pas la révolution) qu'il avait inventé lors de sa trahison de la grève générale en Belgique en 1961 (voir Spartacist édition française n° 29, été 1996).

Dans cet article, en 6 pages, Mandel ne définit jamais clairement quel a été le rôle du PCF ; au lieu de nommer la trahison du PCF, il parle de « toute la faiblesse, toute l'impuissance des organisations traditionnelles du mouvement ouvrier » et cherche à conseiller Waldeck Rochet, le chef du PCF à l'époque. On voit là que derrière tout leur bla bla sur Mai 68 et malgré toutes leurs intentions subjectives, les pablistes ne pouvaient avoir d'autre programme que de faire pression sur le PCF, car ils avaient renié la perspective de construire un parti léniniste d'avant-garde pour scissionner le PCF, gagner sa base ouvrière, et arracher la classe ouvrière à l'influence du PCF.

Le mythe que c'est le PCF qui avait ordonné l'extension de la grève sert aussi à blanchir le PCF. Lutte ouvrière écrivait (LO n° 70, 30 décembre 1969) : « Que, pour ne pas avoir d'ennemis à gauche, le PCF ait pris sur lui de déclencher la grève générale, résultat auquel les gauchistes réduits à leurs propres forces ne seraient jamais parvenus, cela la bourgeoisie n'est pas prête de le digérer. » Rien n'est plus faux que cette élégie du PCF. En réalité, la grève a été déclenchée dans les usines par des groupes de jeunes ouvriers qui n'étaient pas entièrement, ou pas du tout, contrôlés par le PCF. Et cela même à Billancourt, bastion du PC. Ce qu'a fait le PCF, c'est qu'il s'est rendu compte immédiatement de ce qui se passait et a consciemment, dès le début, trahi cette situation pré-révolutionnaire.

Un autre aspect de la liquidation du parti en 1968, c'était le comité de liaison permanent des pablistes avec LO, créé dès le 19 mai, c'est-à-dire dès le début de la grève. C'est Kaldy et Morand qui ont signé pour VO ; Kaldy est aujourd'hui dirigeant de la majorité de LO, Morand de la minorité. Le programme de ce comité permanent était strictement économiste et totalement similaire à celui de la CGT : SMIC à 1 000 francs, paiement des jours de grève, droits syndicaux dans l'usine, etc. Ils allaient juste rajouter, par rapport aux revendications de la CGT, un mot d'ordre de « dissolution des forces répressives de l'Etat bourgeois ». Mais ceci est un mot d'ordre réformiste utopique, car il donne à entendre qu'il serait possible de demander à l'Etat bourgeois et à ses flics de déposer les armes ; en réalité ils ne le feront que sous les baïonnettes de la dictature du prolétariat, comme cela s'est passé lors de la Révolution russe en 1917 et la guerre civile qui a suivi.

Voix ouvrière a passé les événements avec diverses combinaisons de mots d'ordre réformistes ; dans son journal du 20 mai 68, elle demandait le SMIC à 1 000 francs, les 40 heures, le paiement des jours de grève, et les libertés syndicales et politiques dans l'entreprise. Dans son journal du 28 mai, elle avait changé la quatrième et dernière revendication pour l'échelle mobile des salaires. C'est tout. De telles revendications prises isolément n'ont rien à voir avec un programme de transition qui construit le pont entre les besoins immédiats des ouvriers et la conscience de leur tâche historique de renverser la bourgeoisie. Pouvoir ouvrier a écrit un article spécial récemment (Pouvoir Ouvrier, mai-août) pour polémiquer contre le programme en 4 points « inadapté à la situation » de VO ; il est remarquable que PO, eux-mêmes, n'ont rien à opposer à ce programme, sinon une « assemblée constituante, convoquée et défendue par les formes d'organisation que se donne la classe ouvrière, comme partie intégrante de la lutte pour la création de conseils ouvriers ». Mais une assemblée constituante en soi reste dans le cadre bourgeois. Et quand ils parlent de conseils ouvriers (avec quel programme ?), ils ne les placent jamais dans le cadre de la lutte révolutionnaire pour le pouvoir prolétarien.

En août 1968, LO écrivait : « Le prolétariat n'a pas été réellement mobilisé. La seule couche qui le fut réellement fut les étudiants. » Cette organisation avait, bien avant 68, une orientation vers la classe ouvrière (sur une base économiste et ouvriériste). Mais son manque de bases programmatiques pour lutter contre l'avant-gardisme étudiant de la nouvelle gauche et des pablistes se révèle non seulement par l'absence de polémiques contre cet avant-gardisme, mais par ce comité permanent avec les chantres de l'avant-gardisme étudiant qu'étaient les pablistes. « En mai-juin, l'action du prolétariat aurait pu abattre le régime gaulliste au profit d'un Mitterrand ou Mendès, mais elle ne menaçait pas sérieusement le pouvoir de la bourgeoisie » continue cet article qui, en répétant qu'il n'y avait pas de menaces sérieuses, donne un alibi pour ceux qui ont appelé à arrêter la grève en échange d'importantes augmentations de salaires.

Dans l'article de Spartacist de 1968, nous critiquons le soi-disant « regroupement trotskyste » de VO avec les pablistes en disant à juste titre : « Ce qu'a mis en lumière en France la dernière trahison du PCF et de la CGT, ce n'est pas la nécessité d'un "regroupement trotskyste", mais la nécessité d'un nouveau parti révolutionnaire basé sur un programme bolchévique qui a fait ses preuves, et qui unira tous ceux, même s'ils viennent de tendances maoïstes et les syndicalistes, qui sont pour les comités ouvriers de pouvoir. »

Même si aujourd'hui Lutte ouvrière est assez silencieuse sur sa trahison de l'époque, elle s'est vantée pendant des années d'avoir été le seul parti qui cherchait un « regroupement trotskyste », qui dans les faits était tout aussi sans principe que les magouilles « d'unité » actuelles parmi les petits groupes de gauche. Ce n'est pas étonnant qu'un groupe comme Voix des Travailleurs aujourd'hui revendique à cor et à cri la tradition de Lutte ouvrière en Mai 68, car il a la même politique de combinaisons et combines avec d'autres groupes centristes, sur la base d'un plus petit dénominateur commun réformiste.

Le programme de la révolution en Mai 68

LO a eu le même genre d'argument que les pablistes pour justifier son soutien de l'époque au politicien social-démocrate Mendès-France. Dans son meeting à Jussieu du 14 mai 1998 sur Mai 68, LO a expliqué que pour eux obtenir un gouvernement Mendès, c'est bon, du moment que cela se fait non pas par les élections mais par la pression de la rue. Pour se justifier ils prétendaient que pour les ouvriers de Gaulle était perçu comme absolument inamovible, que d'exiger son départ par la pression de la rue était déjà être à l'avant-garde. C'est un mensonge tout à fait ridicule, vu que la manifestation ouvrière du 13 mai, c'est-à-dire une semaine avant que la grève soit générale, avait déjà pour revendication centrale que de Gaulle devait partir. La question, c'était par quoi le remplacer. La question que se posaient tous les ouvriers, ce n'était pas le SMIC à 1 000 francs, c'était la question du pouvoir.

Ce qui est crucial pour nous, c'est l'indépendance de classe du prolétariat. Dans une situation pré-révolutionnaire de ce type cela veut dire la nécessité de rompre avec la collaboration de classes, c'est-à-dire l'alliance avec la FGDS et/ou de Gaulle, et la création d'organes de pouvoir prolétarien, c'est-à-dire des soviets, dans la perspective de la révolution ouvrière où ces soviets deviennent les nouveaux organes, prolétariens, du pouvoir d'Etat. De même, en juin 36 en France, Léon Trotsky avançait centralement le mot d'ordre des soviets, et il luttait avec les trotskystes français pour qu'ils appellent leur journal le soviet, et non la lutte ouvrière.

Mais LO était favorable à un gouvernement Mendès ou Mitterrand. Ils ont des déclarations dithyrambiques sur le meeting de Charléty qui était une manoeuvre pour un gouvernement Mendès-France avec peut-être quelques strapontins pour le PCF ; au lieu de dire cette vérité, LO présente Charléty comme une grosse occase pour constituer un parti révolutionnaire !

Quant à Pierre Lambert, il a carrément pris la parole à Charléty sans dire un seul mot contre Mendès-France ou Mitterrand. Il avait beau parler à Charléty de « fédération des comités de grève en comité central de grève » : c'était une simple couverture aux trahisons syndicalistes des lambertistes consistant à faire pression sur les appareils syndicaux. Ainsi, le 30 mai, juste après Grenelle, alors que les bureaucrates se battent ouvertement pour la reprise, ils ont sorti un tract titrant « Tout dépend de l'appel des centrales syndicales et des partis ouvriers ».

On peut peut-être se demander pourquoi la bourgeoisie n'a pas choisi à ce moment-là la solution Mitterrand ou Mendès : un gouvernement de front populaire n'aurait eu de sens que si le PCF était fortement représenté, car c'est lui qui contrôlait de façon large le prolétariat industriel. Ce n'est pas Mitterrand qui aurait eu l'autorité de faire reprendre le travail aux ouvriers. Les ouvriers savaient que Mitterrand était un politicard véreux de la Quatrième République et qu'il était, de même que Mendès-France, farouchement atlantiste. Le PCF utilisait ces sentiments pro-soviétiques des ouvriers pour, en fait, se retrouver plus proche des gaullistes que des sociaux-démocrates. De Gaulle savait que le PCF était toujours là quand on avait besoin de lui.

Joffrin, idéologue pro-PS, affirme que le PCF a ordonné en dernière minute la signature à tout prix des accords de Grenelle, dans la nuit du 26 au 27 mai, afin de couler le meeting de Charléty parce que Moscou préférait la politique extérieure de de Gaulle à celle de Mitterrand-Mendès, trop atlantiste. (De Gaulle avait retiré la France du commandement intégré de l'OTAN, s'était opposé à l'escalade de l'intervention militaire US au Vietnam, etc.). Le PCF stalinien n'a jamais défendu l'URSS; son soi-disant « prosoviétisme » n'était qu'une loyauté aux bureaucrates du Kremlin et à leur politique contre-révolutionnaire de « coexistence pacifique », qui consiste à saboter les situations révolutionnaires (Espagne 1937, etc.) De plus, le PCF était d'abord pro-bourgeoisie française et ensuite pro-Moscou. Quand les deux étaient en contradiction, on a pu voir où se plaçait le PCF, par exemple quand il soutenait la force de frappe nucléaire de l'impérialisme français.

Le problème pour les révolutionnaires était : comment avancer le programme trotskyste pour gagner la direction du prolétariat et préparer la révolution. Il fallait avancer des revendications transitoires. Mai 68 était une occasion exceptionnelle pour un parti léniniste, tribun du peuple, d'avancer une série de mots d'ordre pour accroître la conscience du prolétariat et le préparer à la révolution socialiste. Il fallait par exemple appeler à de véritables comités de grève, non pas parallèles aux syndicats et les contournant, mais où les différents partis lutteraient, chacun sur la base de son programme, pour se faire élire à la direction. De tels comités sont le moyen de surpasser les divisions entre les ouvriers appartenant à différents syndicats, entre les ouvriers syndiqués et la grande majorité des ouvriers non syndiqués et d'amener à la participation dans la grève des plus larges couches. C'est sur cette base que devaient surgir de véritables soviets ; comme l'écrit Trotsky dans le Programme de transition : « Les comités d'usine sont, comme il a été dit, un élément de dualité de pouvoir dans l'usine. [...] Cependant, ces nouveaux organes et centres sentiront bientôt leur manque de cohésion et leur insuffisance. Aucune des revendications transitoires ne peut être complètement réalisée avec le maintien de l'ordre bourgeois. [...] Comment harmoniser les diverses revendications et formes de lutte, ne fût-ce que dans les limites d'une seule ville ? L'histoire a déjà répondu à cette question : grâce aux soviets, qui réunissent les représentants de tous les groupes en lutte. Personne n'a proposé, jusqu'à maintenant, aucune autre forme d'organisation, et il est douteux qu'on puisse en inventer une. Les soviets ne sont liés par aucun programme à priori. Ils ouvrent leurs portes à tous les exploités. Par cette porte passent les représentants de toutes les couches qui sont entraînées dans le torrent général de la lutte. L'organisation s'étend avec le mouvement et y puise continuellement son renouveau. Toutes les tendances politiques du prolétariat peuvent lutter pour la direction des soviets sur la base de la plus large démocratie. C'est pourquoi le mot d'ordre des soviets est le couronnement des revendications transitoires. [...] Les soviets ne peuvent naître que là où le mouvement des masses entre dans un stade ouvertement révolutionnaire. En tant que pivot autour duquel s'unissent des millions de travailleurs dans la lutte contre les exploiteurs, les soviets, dès le moment de leur apparition, deviennent les rivaux et les adversaires des autorités locales, et, ensuite, du gouvernement central lui-même. Si le comité d'usine crée des éléments de dualité de pouvoir dans l'usine, les soviets ouvrent une période de dualité de pouvoir dans le pays. La dualité de pouvoir est, à son tour, le point culminant de la période de transition. Deux régimes, le régime bourgeois et le régime prolétarien, s'opposent irréconciliablement l'un à l'autre. La collision entre eux est inévitable. De l'issue de celle-ci dépend le sort de la société. En cas de défaite de la révolution, la dictature fasciste de la bourgeoisie. En cas de victoire, le pouvoir des soviets, c'est-à-dire la dictature du prolétariat et la reconstruction socialiste de la société. »

La question clé de Mai 68, c'était la question du parti. Les pablistes et LO notamment ont recruté dans la foulée de Mai 68 et constituent un obstacle à la révolution socialiste. Ces groupes ont tous soutenu les forces contre-révolutionnaires anti-soviétiques dans les années 80, en particulier le front populaire de Mitterrand. Aujourd'hui, ils sont à la traîne du gouvernement capitaliste de Jospin et Gayssot. Mais cette position n'est que l'aboutissement logique de leur position de l'époque de désirer un gouvernement Mendès France, en pleine crise pré-révolutionnaire. Leur adaptation au front populaire est le reflet sur le terrain national de leur abandon d'une perspective révolutionnaire, qui s'exprime dans la question russe.

Quant à nous, c'est notamment en tirant les conclusions politiques justes de Mai 68 que nous avons renforcé le parti aux Etats-Unis lors d'une lutte fractionnelle contre la fraction ouvriériste d'Ellens. Ellens allait déserter notre organisation en 1968 pour fonder l'organisation soeur de LO là-bas, Spark. Nous avons ensuite recruté rapidement aux Etats-Unis, ce qui a été la base pour la transformation de la SL/US en groupe de propagande de combat, et avons pu jeter les bases pour notre extension internationale ultérieure, qui a commencé avec l'Australie et la réimplantation du trotskysme en Europe dans les années 70. Aujourd'hui, nous poursuivons notre tâche de reforger la Quatrième Internationale de Léon Trotsky, le parti mondial de la révolution. Pour de nouvelles révolutions d'Octobre !

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